Blogue

Le droit d’écrire

Manuscrit de la Comtesse de Ségur
Photo : Wikipédia


Chers toutes et tous,

Fêtez-vous le 8 mars? Ou plus exactement, que fêtez-vous le 8 mars?

Certains offrent fleurs, cartes et chocolat, moi-même je souhaite Bonne fête à mes amies réparties sur la planète, mais cela ne doit pas nous faire oublier l’essentiel. Le 8 mars est une journée de lutte. Une journée pour se souvenir des luttes menées autant que pour ne pas perdre de vue l’ampleur des combats à poursuivre.

Cette journée puise en effet ses origines dans l’histoire des luttes ouvrières et des manifestations de femmes au tournant du XXe siècle en Amérique du Nord et en Europe. Les luttes des Américaines socialistes dès 1909. L’appel de l’Allemande Clara Zetkin en 1910 à Copenhague lors de la deuxième conférence internationale des femmes socialistes. Celle de la Journée internationale des ouvrières célébrée par les ouvrières russes le 3 mars 1913 puis le 8 mars 1914, qui donnera le coup d’envoi de la future Révolution soviétique. Après la Seconde Guerre Mondiale, le 8 mars est célébré dans de nombreux pays. C’est en 1977 que les Nations Unies officialisent la Journée internationale des femmes, incitant ainsi tous les pays du monde à fêter les droits des femmes.

Droits civiques, droits juridiques, droits à l’égalité des salaires, droit aux soins, droits humains fondamentaux. Droit à avoir droit d’être ce que l’on est, telle que l’on est, droit à exister en plus qu’à celui de simplement survivre, droit à choisir sa vie, droit à être libre de choisir sa vie sans risquer forcément sa vie et souvent, celle de ses enfants. Droit à être un humain à part entière.

Droit à écrire? Plus compliqué, le droit d’écrire… Beaucoup plus compliqué. Et — non pas obtenu —, mais imposé de haute lutte, le porte-plume brandi comme une dague, après avoir été frappé d’interdit, onze longs siècles durant.

Aut liberi aut libri

Des livres ou des enfants, mais pas les deux, que diable! Que se passa-t-il dans la tête de ce pape romain — par ailleurs nouvellement auto-proclamé… – pour qu’au milieu du 9ème siècle il émette cette bulle interdisant l’écriture féminine? Aut liberi aut libri — ou des livres ou des enfants —, Mesdames choisissez votre camp, comme si la vie ne devait être qu’organique… Il faut y lire en vérité une conception littérale de la notion de Verbe créateur qui se trouve au cœur du christianisme, comme d’ailleurs au cœur des trois monothéismes, tous trois fondés sur un livre originel : la Torah (puis le Talmud), la Bible, le Coran. Dans nos civilisations dites du Livre, l’être humain est une Créature du Verbe, mais ce Créateur, Un et Unique, est masculin. Seul le Verbe de Dieu est créateur, alors comment une femme, dont le rôle est, au mieux, d’incarner le fruit de ce Verbe, pourrait-elle prétendre à être tout à la fois créatrice et porteuse de la création? Chacun, et chacune, peut y réfléchir par lui, et par elle-même.

Mon propos, en cette semaine du 8 mars 2021, est de rappeler que cet interdit, aussi absurde qu’il nous paraisse aujourd’hui, fut plus que très respecté. Longtemps, celles qui souhaitaient écrire en paix devenaient religieuses (Catherine de Pise, Hildegarde de Bingen, Marie de l’Incarnation) ou simplement se conformaient à l’interdit, au nom de la liberté, vraiment?, ou par une forme insidieuse d’obéissance inconsciente? Toujours est-il qu’il faut attendre les Anglaises du 19ème siècle (Jane Austen, les sœurs Brontë, George Eliot, Elisabeth Gaskell, Beatrix Potter…), par ailleurs non-papistes, pour affirmer une écriture romanesque bien qu’elles, et jusqu’à Virginia Wolf, sans oublier l’Américaine Édith Wharton, mon écrivaine préférée, elles choisirent aussi d’opposer fécondité de la plume et fécondité de la chair.

Dans la littérature française figurent, on le rappellera, une honorable liste d’écrivaines de grand talent, mères et écrivaines, qui cependant constituent autant d’exceptions qui confirment la règle. Madame de Lafayette, Madame de Sévigné, la Comtesse de Ségur née Rostopchine, et la plus grande et exceptionnelle de toutes, George Sand… sont des modèles mais brillent par leur incongruité. N’est pas George Sand qui veut, n’est-ce pas? George Sand qui jamais ne choisit entre être mère divorcée et autosuffisante, amante fougueuse s’il en fut, voyageuse infatigable, cavalière intrépide, maîtresse femme, jardinière et cuisinière gourmande à la table perpétuellement ouverte…

Peu d’autres, ni Lou Andréas-Salomé, ni Colette, ni Simone de Beauvoir, ni Violette Leduc, pas plus que Gabrielle Roy (qui en parle avec lucidité et émotion dans son dernier livre Ces enfants de ma vie), ne se seront au final inscrites à contre-courant de ce postulat érigé au 9èeme siècle comme une incongruité. Il faut attendre les années 1960, Françoise Sagan, Françoise Giroud, Marguerite Duras, et plus tard Élisabeth Badinter, Margaret Atwood, Nancy Huston ou Laure Adler, pour que ce sujet précisément, le ventre ou la plume, fut traité autrement que comme une contradiction, une incompatibilité, voire une coupable désobéissance qu’il faudrait payer du prix du mépris (une mère qui écrit est d’emblée soupçonnée de négligence) sinon du prix de sa vie (Sylvia Plath)…

La revanche de l’écriture féminine 

Je n’aime pas parler en termes de revanche. À la suite de Badinter, j’ai le féminisme complémentaire ou non oppositionnel. Mais revanche pourtant il y a… J’ai été frappée dès mon arrivée ici, en 1998, par l’importance des écrivaines, au sens du nombre et de l’impact, dans la littérature québécoise. Je suis frappée encore et incessamment, par la constatation, depuis 2003 que j’anime des ateliers de création littéraire, par le fait que mes étudiants sont, à 95 %, des étudiantes. Par le fait que, statistiques à l’appui, se confirme le fait que les lecteurs sont pour les ¾ des lectrices, sans oublier les enseignantes, les journalistes, les éditrices, les participantes aux festivals, salons du livre et autres rencontres littéraires.

Quant à moi, écrire et être mère s’est avéré indissociable dans mon existence, car j’ai la même année, et je dirai dans le même souffle créateur, féminin, publié un livre et eu un fils, accouché d’un livre et d’un enfant. L’idée d’une comparaison, et encore plus d’une compensation de l’un par l’autre, pire de l’un pour l’autre, me semble une profonde méconnaissance et de la maternité, et de la création littéraire. Et quand, enfin!, va-t-on cesser de demander aux écrivaines comment, mais comment diable!, ont-elles eu le temps (l’audace?) d’être mères aussi, sans que pour autant leurs enfants soient forcément devenus neurasthéniques et dysfonctionnels?

Évidemment, loin de moi l’idée qu’il faille être mère quand on naît femme!… Mon propos est qu’être mère et créatrice est autorisé. Les femmes ont fini par s’y autoriser, sans bénédiction ni paternelle (lire absolument l’essai Écrire dans la maison du père de Patricia Smart, Prix du Gouverneur général 1988), ni divine.

La lutte, alors, la lutte, en effet, sur ce plan comme sur tant d’autres, a le quoi continuer. Lorsque reviendra le 8 mars, il serait bon de cesser d’oublier le droit d’écrire — comme affirmation personnelle mais aussi comme mutation civilisationnelle —, et les nombreuses femmes qui se battent encore, dans de trop nombreux pays, pour l’exercer. Mères terrestres et femmes de lettres, ne vous en déplaise…

Pour rester en contact et vous inscrire à mes ateliers de création littéraire :
www.alineaecriture.com
www.alineapostolska.com

Censure d’Autant en emporte le vent ou quand la littérature doit montrer patte blanche

 Les nannys noires ont élevé des générations de petits blancs.
Everard Read Gallery Johannesburg, mai 2018.
Photo privée Aline Apostolska

Montréal, 17 juin 2020

Scarlett, gardez toujours quelque chose à craindre, exactement comme vous gardez quelque chose à aimer…

Margaret Mitchell

Retirer l’accès des spectateurs au film le plus vu de l’histoire du cinéma était-il donc un hygiénisme supplémentaire nécessaire dans une époque devenue souvent irrespirable à force de puritanisme? Une fois mis de côté les positionnements convenus et conformistes, peut-on dire que ce n’est pas parce que les actes sont spectaculaires qu’ils sont pour autant justifiés, ni même légitimes.

Et d’ailleurs, que va-t-on déboulonner après avoir démonté les statues et interdit des œuvres artistiques? Pour quelque raison que ce soit, il reste de triste mémoire de brûler, saccager, noyer, interdire des créations artistiques, et parallèlement de censurer, persécuter voire pire, leurs créateurs.

Censurer l’Histoire

Un principe fondamental que l’on vous inculque lorsque vous étudiez l’Histoire (encore faudrait-il, me direz-vous, enseigner l’Histoire…) est de se garder de critique anachronique. Ne pas juger les us et coutumes, pensées, actions légales et prises de position d’une époque révolue à l’aune de la nôtre. Si l’on ne veut pas lire une œuvre, en l’occurrence Autant en emporte le vent, parce que la romancière y donne une vision de ce qu’était la Géorgie à la fin du 19e s., c’est-à-dire un état esclavagiste, c’est parfait, nul ne nous oblige à le lire.

Mettre pour autant le livre à l’index (de triste mémoire, récente, au Québec d’ailleurs…) consiste à franchir d’un coup plusieurs lignes minées. Celle qui consiste à confondre sciemment le roman (et le film en l’occurrence) et la réalité de l’époque à laquelle il est situé, à confondre sciemment l’artiste et son œuvre (n’a-t-on pas récemment eu ce débat à propos de la réédition de Mein Kampf et de Céline?), à confondre sciemment ce qui est véhiculé par un seul ouvrage avec l’ensemble de ce qui est publié sur un sujet comparable, c’est-à-dire à prendre volontairement un seul livre comme étendard de toute une cotextualité. Dans tous ces cas, les statues de tyrans, les noms de rues, les livres, les films… il me semblait qu’un principe avait déjà été retenu? On ne les brûle pas, ne les jette pas, ne les déboulonne pas, en fait, car c’est non seulement grotesque de s’en prendre à des objets (il ne m’a pas échappé qu’ils fussent des symboles…) c’est surtout inutile. Trop de bruit pour peu de résultats, pas ou peu de pédagogie, transmission quasi nulle. Quoi alors? Privilégier l’Histoire. L’explication. La mise en contexte. La distanciation par l’analyse et la comparaison. Faire la distinction entre le cas particulier et la globalisation. Opposer la distinction et l’amalgame. Oui mais, on en revient à la base : encore faudrait-il que l’Histoire soit enseignée?

Parlons de l’histoire de Margaret Mitchell. Son histoire à elle dans l’Histoire de son pays, et surtout dans l’Histoire de son « sud ». Autant en emporte le vent parle de la Géorgie en 1961, durant la guerre de Sécession, mais il parle surtout d’une sorte de sud mythique, une sorte de no where land idéalisé, voyez, comme les gens qui parlent de partir dans le sud, comme si ce sud-là n’avaient pas de réalité, de nom de pays, d’existence sociétale… ou comme quand Nino Ferrer chante On dirait le sud et qu’on voit scintiller en l’écoutant, comme dans un rêve, le bleu irisé de la Méditerranée sous un soleil blanc… Quelque chose en somme comme une représentation d’enfance perdue. Et d’ailleurs, de quoi parle Autant en emporte le vent, qui nous touche et nous fascine tant? De la perte et de l’échec. Comme le tango est la musique de la perte et de l’échec, Autant en emporte le vent est le roman de la perte et de l’échec.

Vision romanesque de l’esclavage?

Certes Margaret Mitchell, née en 1900, savait qu’il n’était déjà pas à son époque politiquement correct de parler d’esclavagisme. Ni de mettre en scène cette relation bonhomme, voire affective, qu’a Scarlett de parler et d’agir avec sa domesticité noire. En bonne Française, moi ce comportement-là me rappelle forcément la condescendance des Mâdâmes françaises avec leurs bonnes et leurs chauffeur, jusqu’à… très récemment. Une « affectivisation » outrée qui masque, voire nie la violente disparité de classe, ce qui n’en est qu’une terrible façon de la renforcer plus encore. Mais bien sûr cette affectivité ne cache ni ne diminue en rien les horreurs de l’esclavage.

Il n’empêche que l’affection existe, pour de vrai, comme elle a existé entre les nannys noires et les générations de petits Africaners blonds qu’elles ont élevé. Et d’ailleurs, c’est précisément ce que relate un autre célèbre roman, très récent celui-ci : le roman The Help, de la romancière Kathryn Stockett, née en 1969 dans le sud des États-Unis, Jackson, Mississipi, où elle a situé son roman en 1960, soit un siècle exactement que Margaret Mitchell avait situé le sien. Paru en 2009, The Help (La couleur des sentiments en français) est lui aussi devenu un beau film, réalisé en 2010 par Tate Taylor et également couvert de prix. Tout comme Autant en emporte le vent, ce film désormais censuré… temporairement dit-on, oui mais… Tout comme Stockett un siècle plus tard, Mitchell l’avait mise en scène, cette affectivité, telle quelle, certes condescendante, et inconséquente, et avant tout romanesque. Car c’est un roman, de surcroît récipiendaire du plus grand prix littéraire états-unien : le Pulitzer, en 1937.

D’ailleurs, cette vision romancée, à tort ou à raison, n’est pas le propos du livre. Le propos, c’est la perte et l’échec qui toujours menacent. Avec une sorte de « message » (si tant est qu’un roman en transmette) insistant de la part de Mitchell : ne rien, jamais, prendre pour acquis. Garder quelque chose à craindre comme quelque chose à aimer. Elle fixe ce « sud » mythique, qui n’est plus celui qu’elle-même connait, sur le papier, mais c’est un sud évaporé, évanoui, symbole de toutes les précarités. Ce que dit la fin du roman, souvenez-vous? Scarlett demande à Rhett ce qu’elle va devenir s’il la quitte, donc, si elle le perd. Et lui de conclure I don’t give a damn bref, il s’en bat les couilles… Géniale, et donc impérissable, dernière réplique qui largue le lecteur au milieu de l’irrésolu. Mitchell achève ainsi ce qui sera l’œuvre de sa vie d’une main de maître en laissant une part active au lecteur qui ne veut jamais que le romancier le prive de sa capacité à se raconter la suite tout seul, comme un grand, selon ses propres vision et interprétation et surtout, son propre désir de projection voire de fantasme (ce qui tout de même constitue le cœur de la littérature). Mitchell finit ainsi le roman en larguant les personnages, et donc le lecteur en plein vol. C’est aussi que peu importe la fin d’un roman, après tout, seul compte le voyage qui a mené à cette fin. Or, peut-on dire que Margaret Mitchell ait proposé tout un voyage raciste au travers d’Autant en emporte le vent? Damned! auraient dit de concert Scarlett et Rhett.

Margaret Mitchell a écrit ce roman, l’œuvre de sa vie qui a quasi totalement occulté ses quelques autres publications de jeunesse, durant 22 ans. Elle a recommencé 72 fois le premier chapitre (le plus difficile c’est toujours de trouver le début… ici une fois de plus non démenti), elle en a abîmé sa santé, dit-on, et elle a « survécu » à la parution de ce roman et du tsunami de son succès planétaire un peu plus d’une décennie (elle avait 36 ans à la parution du livre, 48 à sa mort). C’est dire si ce roman lui tenait à cœur. Fille d’une fratrie de douze engendrée par un père divorcé et remarié, sudiste qui s’est, lui, battu aux côtés des Confédérés, élevée par une grand-mère paternelle acariâtre, avide et violente qu’elle finira par désavouer, Mitchell admirait sa mère, femme distante et absente et suffragette cultivée qui l’avait emmenée un jour de son enfance visiter en calèche des plantations en ruine dans les environs d’Atlanta. Pour lui montrer qu’il y avait eu là un monde qui n’existait plus. Ne rien prendre pour acquis, on peut avoir un monde et celui-ci peut s’effondrer sous vos pas du jour au lendemain. C’est dire si dès lors il lui tenait à cœur de réussir son roman. De laisser une trace, solide, une trace écrite qui ne s’effondre pas. Elle y est parvenue. Vouloir la censurer aujourd’hui ne fait que le confirmer.

Littérature contre racisme

Pour ma part, mes écrivains du « sud » préférés seront plus Eudora Welty, Carson McCullers et Scott Fitzgerald mais c’est une autre histoire. Quant aux champions mondiaux toute catégorie de la littérature antiraciste, ce sont bien sûr les sud-africains. Une brillantissime génération d’écrivains Afrikaners blancs qui auront fait au moins autant pour l’abolition de l’apartheid que Nelson Mandela et son Long Way to Freedom, deux prix Nobel de littérature en moins de 20 ans : Nadine Gordimer et J.M Coetzee. Leurs livres et leur engagement politique ont ouvert la voie à une actuelle génération de remarquables écrivains sud-africains noirs qui transmettent enfin leur propre vision de leur pays.

Au retour d’un voyage en Afrique du Sud en mai 2018, après avoir découvert cette littérature (ainsi que les arts visuels en plus de la danse contemporaine que je connaissais déjà pour l’avoir vue en France et au Québec) j’ai écrit cet article dans La Presse. Ce sera ma conclusion.

http://mi.lapresse.ca/screens/12f1991f-66c0-4a38-8013-9f225e2cbe26__7C___0.html

Galerie Everard read, Gauteng, Johannesburg : https://www.everard-read.co.za/

Bienvenue sur mon blogue!

Venise, septembre 2019
Photo privée Aline Apostolska

Bienvenue sur mon blogue !

J’ai récemment déménagé après avoir vécu vingt-deux ans au même endroit, à cinquante mètres du parc LaFontaine. Endroit que de surcroît j’avais loué depuis la France par fax, sans l’avoir vu, lorsqu’au printemps 1998 j’ai décidé de venir vivre avec mes deux fils, alors âgés de 3 et 10 ans, à Montréal, après que leur père et moi nous sommes séparés. Je n’avais jamais de ma vie vécu au même endroit aussi longtemps. J’ai adoré cet appartement de la rue Marquette à Montréal mais aussi, j’ai fait le choix de rester dans ce grand 8 ½ afin d’assurer une certaine stabilité à mes garçons, dans notre vie à certains aspects plutôt marquée par la mouvance voire l’instabilité. Je ne l’ai jamais regretté. À jamais cet appartement sera celui où mes fils ont grandi. Et puis ils sont grands Et je suis même grand-mère maintenant. J’ai souhaité reprendre ma vie personnelle, et j’ai eu la chance de trouver grâce à des amis un superbe appartement, beaucoup plus petit mais bien agencé et haut perché dans un arbre, en face d’un parc dans un beau quartier. Un nouvel appartement de célibataire comme j’aime à le dire, moi qui depuis quelque trente-deux ans ait toujours cherché des appartements familiaux.

Comme un bonheur n’arrive jamais seul ( un malheur non plus, hélas… ), j’ai également fait créer un autre nouveau lieu, virtuel celui-là, mon nouveau site et dans ce nouveau site, mon nouveau blogue… Je compte bien m’y entretenir régulièrement avec vous.

Et d’ailleurs, au cours de ce déménagement, un objet en particulier m’a ramenée précisément 32 ans en arrière. À Venise. Sur la plage du Lido, à Venise.

Dans les préparatifs de ce déménagement, j’ai retrouvé mon porte-plume en verre de Murano et mon encre violette…

Photo privée Aline Apostolska

Je l’acheté en 1987 lors d’un séjour à Venise à l’automne 1987. Seule sur la plage désertée du Lido, je regardais la lagune grisée, passablement perdue. Enceinte. Et venant d’apprendre la mort de mon grand-père paternel. Ainsi, mon grand-père et ma grand-mère, les seules personnes qui avaient joué un rôle parental réel auprès de la petite fille abandonnée, maltraitée, méprisée et toujours malade malgré son irréductible énergie et sa force de survie, ces personnes-là étaient parties et ne verraient pas mon futur enfant. Ils auraient été les seuls personnes à qui j’aurais aimé présenter mon premier fils, et cela ne se ferait pas.

Sur cette plage du Lido, j’essayai sans succès d’entrevoir ce que serait ma vie seule avec un enfant à mon retour chez moi, à Paris, où il naîtrait six mois plus tard. Je ne voyais pas encore. Je ne savais pas encore. Mais c’est sûr, moi ma vie c’est moi qui l’aie écrite, à ma manière et donc on allait voir ce qu’on allait voir. Je doutais de tout sauf de cela, cette fois-là comme toutes les autres fois où ce type de désarroi, de sentiment d’être perdue ( et donc en passe de se retrouver… ) s’est reproduit. J’avais 26 ans, deux livres déjà parus, et maintenant un enfant… aventure non prévue mais ô combien désirée. Maintenant je sais que ce sable friable du Lido aura abrité la propédeutique de ce que deviendrait ma vie future, son érection solide au gré de tant de tempêtes. Il ventait fort, je me souviens. Je me suis réfugiée dans ce café du centre de Venise où Goldoni avait ses habitudes.

En mangeant des pâtisseries, j’ai aperçu ce porte-plume dans la vitrine en face et l’ai acheté, avec l’encre violette à la pensée. Une encre à la pensée… Armée de cette plume fragile, un objet d’art en soi, je recommençais, je me réécrivais. Je choisissais ma vie que j’allais écrire à ma seule et unique guise, mais plus jamais pour moi seule. Mon fils, puis mes fils, passeraient toujours avant moi. De tout ce que j’ai fait dans la vie, mes fils restent ce dont je suis le plus fière. Pas aveugle, ni condescendante, et certainement pas sans exigence.  La fierté va avec l’exigence, forcément.

Je n’étais pas revenue à Venise depuis 1987 lorsque j’y retournai en septembre 2019, de nouveau sur la route entre chez ma mère sur son île croate, dans le golfe de Venise, et Paris, devenu une étape vers ma destination, et dorénavant port d’attache fluvial, Montréal. Seule, à nouveau, sur la plage du Lido, en pleine canicule, je ne pensais à rien. Peut-être à mon père, mort un an auparavant et enterré avec son père dans le cimetière sur la colline, à Skopje. Je pressentais qu’à Montréal m’attendait un nouveau chapitre de ma nouvelle vie mais s’en voyant rien encore, n’en sachant rien encore. Et heureusement. C’est tellement extraordinaire de ne savoir, ni voir, rien encore. Quelle chance de pouvoir écrire, réécrire à nouveau.

C’est alors que j’ai retrouvé ma plume en verre de Murano avec l’encre pensée. Je les ai essayé. Elles fonctionnent parfaitement.

Photo privée Aline Apostolska