Montréal, 17 juin 2020
Scarlett, gardez toujours quelque chose à craindre, exactement comme vous gardez quelque chose à aimer…
Margaret Mitchell
Retirer l’accès des spectateurs au film le plus vu de l’histoire du cinéma était-il donc un hygiénisme supplémentaire nécessaire dans une époque devenue souvent irrespirable à force de puritanisme? Une fois mis de côté les positionnements convenus et conformistes, peut-on dire que ce n’est pas parce que les actes sont spectaculaires qu’ils sont pour autant justifiés, ni même légitimes.
Et d’ailleurs, que va-t-on déboulonner après avoir démonté les statues et interdit des œuvres artistiques? Pour quelque raison que ce soit, il reste de triste mémoire de brûler, saccager, noyer, interdire des créations artistiques, et parallèlement de censurer, persécuter voire pire, leurs créateurs.
Censurer l’Histoire
Un principe fondamental que l’on vous inculque lorsque vous étudiez l’Histoire (encore faudrait-il, me direz-vous, enseigner l’Histoire…) est de se garder de critique anachronique. Ne pas juger les us et coutumes, pensées, actions légales et prises de position d’une époque révolue à l’aune de la nôtre. Si l’on ne veut pas lire une œuvre, en l’occurrence Autant en emporte le vent, parce que la romancière y donne une vision de ce qu’était la Géorgie à la fin du 19e s., c’est-à-dire un état esclavagiste, c’est parfait, nul ne nous oblige à le lire.
Mettre pour autant le livre à l’index (de triste mémoire, récente, au Québec d’ailleurs…) consiste à franchir d’un coup plusieurs lignes minées. Celle qui consiste à confondre sciemment le roman (et le film en l’occurrence) et la réalité de l’époque à laquelle il est situé, à confondre sciemment l’artiste et son œuvre (n’a-t-on pas récemment eu ce débat à propos de la réédition de Mein Kampf et de Céline?), à confondre sciemment ce qui est véhiculé par un seul ouvrage avec l’ensemble de ce qui est publié sur un sujet comparable, c’est-à-dire à prendre volontairement un seul livre comme étendard de toute une cotextualité. Dans tous ces cas, les statues de tyrans, les noms de rues, les livres, les films… il me semblait qu’un principe avait déjà été retenu? On ne les brûle pas, ne les jette pas, ne les déboulonne pas, en fait, car c’est non seulement grotesque de s’en prendre à des objets (il ne m’a pas échappé qu’ils fussent des symboles…) c’est surtout inutile. Trop de bruit pour peu de résultats, pas ou peu de pédagogie, transmission quasi nulle. Quoi alors? Privilégier l’Histoire. L’explication. La mise en contexte. La distanciation par l’analyse et la comparaison. Faire la distinction entre le cas particulier et la globalisation. Opposer la distinction et l’amalgame. Oui mais, on en revient à la base : encore faudrait-il que l’Histoire soit enseignée?
Parlons de l’histoire de Margaret Mitchell. Son histoire à elle dans l’Histoire de son pays, et surtout dans l’Histoire de son « sud ». Autant en emporte le vent parle de la Géorgie en 1961, durant la guerre de Sécession, mais il parle surtout d’une sorte de sud mythique, une sorte de no where land idéalisé, voyez, comme les gens qui parlent de partir dans le sud, comme si ce sud-là n’avaient pas de réalité, de nom de pays, d’existence sociétale… ou comme quand Nino Ferrer chante On dirait le sud et qu’on voit scintiller en l’écoutant, comme dans un rêve, le bleu irisé de la Méditerranée sous un soleil blanc… Quelque chose en somme comme une représentation d’enfance perdue. Et d’ailleurs, de quoi parle Autant en emporte le vent, qui nous touche et nous fascine tant? De la perte et de l’échec. Comme le tango est la musique de la perte et de l’échec, Autant en emporte le vent est le roman de la perte et de l’échec.
Vision romanesque de l’esclavage?
Certes Margaret Mitchell, née en 1900, savait qu’il n’était déjà pas à son époque politiquement correct de parler d’esclavagisme. Ni de mettre en scène cette relation bonhomme, voire affective, qu’a Scarlett de parler et d’agir avec sa domesticité noire. En bonne Française, moi ce comportement-là me rappelle forcément la condescendance des Mâdâmes françaises avec leurs bonnes et leurs chauffeur, jusqu’à… très récemment. Une « affectivisation » outrée qui masque, voire nie la violente disparité de classe, ce qui n’en est qu’une terrible façon de la renforcer plus encore. Mais bien sûr cette affectivité ne cache ni ne diminue en rien les horreurs de l’esclavage.
Il n’empêche que l’affection existe, pour de vrai, comme elle a existé entre les nannys noires et les générations de petits Africaners blonds qu’elles ont élevé. Et d’ailleurs, c’est précisément ce que relate un autre célèbre roman, très récent celui-ci : le roman The Help, de la romancière Kathryn Stockett, née en 1969 dans le sud des États-Unis, Jackson, Mississipi, où elle a situé son roman en 1960, soit un siècle exactement que Margaret Mitchell avait situé le sien. Paru en 2009, The Help (La couleur des sentiments en français) est lui aussi devenu un beau film, réalisé en 2010 par Tate Taylor et également couvert de prix. Tout comme Autant en emporte le vent, ce film désormais censuré… temporairement dit-on, oui mais… Tout comme Stockett un siècle plus tard, Mitchell l’avait mise en scène, cette affectivité, telle quelle, certes condescendante, et inconséquente, et avant tout romanesque. Car c’est un roman, de surcroît récipiendaire du plus grand prix littéraire états-unien : le Pulitzer, en 1937.
D’ailleurs, cette vision romancée, à tort ou à raison, n’est pas le propos du livre. Le propos, c’est la perte et l’échec qui toujours menacent. Avec une sorte de « message » (si tant est qu’un roman en transmette) insistant de la part de Mitchell : ne rien, jamais, prendre pour acquis. Garder quelque chose à craindre comme quelque chose à aimer. Elle fixe ce « sud » mythique, qui n’est plus celui qu’elle-même connait, sur le papier, mais c’est un sud évaporé, évanoui, symbole de toutes les précarités. Ce que dit la fin du roman, souvenez-vous? Scarlett demande à Rhett ce qu’elle va devenir s’il la quitte, donc, si elle le perd. Et lui de conclure I don’t give a damn bref, il s’en bat les couilles… Géniale, et donc impérissable, dernière réplique qui largue le lecteur au milieu de l’irrésolu. Mitchell achève ainsi ce qui sera l’œuvre de sa vie d’une main de maître en laissant une part active au lecteur qui ne veut jamais que le romancier le prive de sa capacité à se raconter la suite tout seul, comme un grand, selon ses propres vision et interprétation et surtout, son propre désir de projection voire de fantasme (ce qui tout de même constitue le cœur de la littérature). Mitchell finit ainsi le roman en larguant les personnages, et donc le lecteur en plein vol. C’est aussi que peu importe la fin d’un roman, après tout, seul compte le voyage qui a mené à cette fin. Or, peut-on dire que Margaret Mitchell ait proposé tout un voyage raciste au travers d’Autant en emporte le vent? Damned! auraient dit de concert Scarlett et Rhett.
Margaret Mitchell a écrit ce roman, l’œuvre de sa vie qui a quasi totalement occulté ses quelques autres publications de jeunesse, durant 22 ans. Elle a recommencé 72 fois le premier chapitre (le plus difficile c’est toujours de trouver le début… ici une fois de plus non démenti), elle en a abîmé sa santé, dit-on, et elle a « survécu » à la parution de ce roman et du tsunami de son succès planétaire un peu plus d’une décennie (elle avait 36 ans à la parution du livre, 48 à sa mort). C’est dire si ce roman lui tenait à cœur. Fille d’une fratrie de douze engendrée par un père divorcé et remarié, sudiste qui s’est, lui, battu aux côtés des Confédérés, élevée par une grand-mère paternelle acariâtre, avide et violente qu’elle finira par désavouer, Mitchell admirait sa mère, femme distante et absente et suffragette cultivée qui l’avait emmenée un jour de son enfance visiter en calèche des plantations en ruine dans les environs d’Atlanta. Pour lui montrer qu’il y avait eu là un monde qui n’existait plus. Ne rien prendre pour acquis, on peut avoir un monde et celui-ci peut s’effondrer sous vos pas du jour au lendemain. C’est dire si dès lors il lui tenait à cœur de réussir son roman. De laisser une trace, solide, une trace écrite qui ne s’effondre pas. Elle y est parvenue. Vouloir la censurer aujourd’hui ne fait que le confirmer.
Littérature contre racisme
Pour ma part, mes écrivains du « sud » préférés seront plus Eudora Welty, Carson McCullers et Scott Fitzgerald mais c’est une autre histoire. Quant aux champions mondiaux toute catégorie de la littérature antiraciste, ce sont bien sûr les sud-africains. Une brillantissime génération d’écrivains Afrikaners blancs qui auront fait au moins autant pour l’abolition de l’apartheid que Nelson Mandela et son Long Way to Freedom, deux prix Nobel de littérature en moins de 20 ans : Nadine Gordimer et J.M Coetzee. Leurs livres et leur engagement politique ont ouvert la voie à une actuelle génération de remarquables écrivains sud-africains noirs qui transmettent enfin leur propre vision de leur pays.
Au retour d’un voyage en Afrique du Sud en mai 2018, après avoir découvert cette littérature (ainsi que les arts visuels en plus de la danse contemporaine que je connaissais déjà pour l’avoir vue en France et au Québec) j’ai écrit cet article dans La Presse. Ce sera ma conclusion.
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