Oh j’ai tellement aimé l’Afrique du sud!
Ayant eu la chance d’y être invitée en mai 2018 pour la célébration, at large! du centenaire de naissance de Madiba, nom tribal, et affectueux, de Nelson Rolihlahla Mandela, en juillet 2018, j’ai découvert un pays (du moins une partie car l’Afrique du sud est immense et m’en reste encore beaucoup à voir) auquel je ne m’attendais pas.
Aurais-je jamais pu m’attendre d’ailleurs, malgré les reportages, les images, les films, les articles si nombreux… à un pays si contrasté, un pays d’extrêmes. Tant sur le plan géographique (deux océans, autant de hautes montagnes, la campagne mais aussi steppe et la savane, le désert, les réserves animalières, la côte impressionnante) que socioéconomique (la violente misère des townships forcément accompagnée de violence physique – et ce, il faut le souligner, malgré de remarquables initiatives de la part de travailleurs sociaux et d’artistes locaux pour occuper les jeunes à des activités artistiques et créatives -, autant que le luxe visible et en expansion, et comme c’est le cas ailleurs, ces deux extrêmes croissent simultanément), et partout la révolution culturelle et artistique en éclosion, comme une claque pour le monde entier – le choc du Musée d’Art Contemporain Africain du Cap, le Zeitz Mocca, un véritable étourdissement pour moi qui ai pourtant vu sans doute des centaines de musées dans le monde depuis la petite enfance, l’audace des galeries de Johannesburg, de Durban, autant que les lieux d’histoire comme Soweto, la maison du jeune couple Mandela et la vénération dont jouit aujourd’hui Winnie, si controversée à la fin de sa vie…
des artistes visuels impertinents et audacieux, autant que les phénoménaux chorégraphes et interprètes contemporains : la danse contemporaine, entrée en clandestinité, et en résistance durant l’apartheid, a explosé dès les années 90. Dance Factory et la National School of the Arts de Johannesburg forment des générations de danseurs à la suite des célèbres figures de Robyn Orlin, Dada Masilo, Gregory Maqoma ou Vincent Mantzoe… Danse Danse a d’ailleurs présenté Dada Masilo en septembre 2018 à Montréal. Je les connaissais en partie pour les avoir vus en France et à Montréal (tout en rêvant de pouvoir me rendre dans l’un des deux festivals de danse contemporaine à Durban, (Jomba! 20 ans en août 2018) et à Johannesburg (Dance Umbrella à Johannesburg, 30 ans en mars 2018) festivals qui comptent depuis longtemps comme carrefours de la création en danse contemporaine mondiale.
Deux semaines sur les traces de Mandela, en cent lieux symboliques de la vie et surtout, de son œuvre, de Johannesburg à Pretoria, de Durban au Cap et Port Élizabeth. Lorsque j’en suis revenue, après 22 heures de voyage de ce qui véritablement l’autre bout du monde, je pensais être rentrée d’une autre dimension, nourrie pour des années par des paysages (ah les vignobles du Cap, l’île de Robben Island, les sublimes hôtels aussi, où nous avons été accueillis comme l’unique et inimitable Table Bay Hotel du Cap, entre autres, les parcs nationaux de Kruger ou Addo, entre autres aussi, les restaurants mais aussi la distillerie mondialement primée de Durban… le palais de justice de Pretoria, la croisière du soir à Durban, les couchers de soleil sur l’océan indien à Port Élizabeth, loin des requins… mais aussi ma folle nuit à Durban avec deux jeunes femmes natives de la ville, dans leur resto de fruits de mer puis leur bar de danse préféré, le taxi collectif puis le Huber local, le récit de leur vie de jeunes noires dans leur shiptown respectif, le poids des traditions mais aussi la peur quotidienne des meurtres et des réglements de compte, le constat qu’aujourd’hui que les Noirs d’Afrique du Sud ont le droit de vivre en ville avec les Blancs, ils n’en en pas le désir, ils se tiennent toujours à part (étymologie de apartheid) refusant que l’argent qu’ils gagnent aujourd’hui profitent ailleurs qu’au sein de leur communauté… comme si les autochtones d’ici refusaient de jamais se mêler aux villes canadiennes même s’ils pouvaient le faire vraiment (ce qui est loin d’être le cas). Des réflexions, des leçons à tirer de tout ça, au jour le jour.
Si jamais ce virus un jour est maitrisé et que nous pouvions recommencer à voyager avec respect et modération, adressez-vous directement à South African Tourism ou allez sur le site de Indaba, la plus grande foire du tourisme en Afrique qui se tient chaque année au mois de mai à Durban, vous y trouverez forcément une manière de vous rendre en Afrique du sud, dans un lieu ou un autre selon vos goûts et votre budget.
À mon retour de là en mai 2018, j’avais d’ailleurs écrit un long article dans La Métropole, vous pourriez vouloir le relire aujourd’hui : http://lametropole.com/voyages/en-afrique-du-sud-sur-les-traces-de-mandela/
Écrire contre l’apartheid
Aujourd’hui néanmoins, je vous convie à un autre type de voyage, un voyage littéraire, qui constitue le 5ème volet de ma série estivale L’Invitation au voyage. Avec de très nombreux écrivains, deux Prix Nobel à douze ans d’écart, une exception là aussi! des Afrikaners d’hier à la nouvelle et bouillonnante jeune génération d’écrivaines et écrivains noirs, l’Afrique du sud se distingue par l’impact de sa littérature sur le monde. Car en effet, après avoir représenté une arme efficace dans la lutte contre l’apartheid, la littérature sud-africaine a dû effectuer une mutation en profondeur pour ne pas sombrer avec lui. Avec des modèles essentiels, dont le premier de tous : Nelson Mandela, dont il faut se souvenir toujours qu’il a initié sa résistance, ainsi que la révolution qu’il allait effectuer pour l’humanité entière, avec un livre, écrit en cachette, au péril de sa vie, dans sa geôle de Robben Island. L’île de Robben Island, d’autant plus lugubre que les ciels y sont clairs, et l’horizon ouvert sur la ville du Cap, à 11 km droit devant, tandis que la célèbre Table Mountain semble un géant assoupi au loin. Pourtant, aucun prisonnier ne s’en est jamais évadé. Au cours des 18 années où il y a été détenu, Nelson Mandela a donc écrit, jour après jour. Dans Long walk to freedom il a fait le bilan de son passé et inscrit les raisons qu’il aurait de survivre. Mandela n’a pas rêvé le futur. Il l’a écrit, puis il l’a fait, prouvant là, s’il le fallait, la force de la littérature.
Puissante tradition littéraire
Bien avant qu’il ne soit libéré (1990) puis élu président (1994), des écrivains sud-africains luttaient eux aussi contre l’apartheid à la force de leur plume, dès les années 70 et 80. Ils se nomment Nadine Gordimer, André Brink, Breyten Breytenbach, J.M. Coetzee, Afrikaners blancs devenus des géants de la littérature mondiale dont deux prix Nobel de littérature en moins de quinze ans (Gordimer en 1991, Coetzee en 2003). Au lieu de s’installer dans les pénates de leur célébrité, ceux-ci opèrent au cours des années 90 une mue post apartheid, s’engagent à chercher de nouveaux thèmes pour répondre à une profonde réflexion collective qui exhortait les artistes à distinguer création et revendication politique. Gordimer écrira notamment Un amant de fortune (2001) et Coetzee, Disgrâce (1999) considéré comme le roman préféré des lecteurs sud-africains.
Renonçant à l’idéal, les écrivains des générations suivantes, déçus par la réalité de leur société, dépeignent une Sud-Afrique, certes plus libre mais profondément corrompue, fracturée par une discrimination de classe et d’argent. « La fin de l’apartheid a libéré l’imaginaire, analyse Zakes Mda, une des voix contemporaines majeures. Il était plus simple d’écrire au temps de l’apartheid où le bien et le mal étaient clairement répertoriés. Notre société d’aujourd’hui n’est plus manichéenne, et ça c’est complexe. » La complexité humaine, n’est-ce pas justement l’affaire de la littérature?
Nouvelle génération d’écrivains
En mars 2018 à Durban, Sizwe Mpofu-Walsh, rappeur et écrivain de 29 ans, a participé à la 21ème édition de Time of the writer, un évènement littéraire international. Son premier livre Democracy and Delusion (2017) a lancé une large discussion politique. D’autres écrivains, comme K. Sello Duiker, disparu en 2005 ou Phaswane Mpe mort du sida en 2004, ont mis en scène une jeunesse urbaine, consumériste, désintéressée des questions raciales et des criantes inégalités. Mpofu-Walsh n’est pas d’accord : « Le fait que mon livre soit devenu un best-seller auprès de ma génération est la preuve que les jeunes sont préoccupés par l’état du pays. »
Le succès de cet évènement littéraire annuel lui donne raison. Mais les jeunes n’y parlent pas que politique. Ils parlent d’abord littérature, romans, nouvelles, poésie (le genre sud-africain traditionnel issu de la tradition orale). Nozizwe Cynthia Jele a imprimé sa marque en parlant d’amour. En 2011, son premier roman, Happiness is a Four-Letter Word, a remporté de nombreux prix dont le prestigieux Prix du Commonwealth et le Prix M-Net du meilleur scénario adapté. Impliquée dans la promotion de la lecture auprès des jeunes des townships, notamment avec la fondation privée FunDza Literacy Trust, son nouveau roman The one’s with purpose (2018) se veut un cri de sa génération des moins de 30 ans : « Cynthia est incroyable, dit une lectrice de Durban. Elle incarne les jeunes femmes de la communauté noire, artistes, chefs d’entreprise… des lionnes, des Mama Winnie! (Winnie Mandela aujourd’hui adulée malgré les anciennes controverses). » Cynthia Jele est publiée par Kwela, respectée maison d’édition spécialisée dans la littérature sud-africaine contemporaine. Qui dit écrivains dit éditeurs et la multiplication des maisons d’édition constitue elle aussi une preuve de vitalité.
Révolution ou gâchis?
Angus Begg, journaliste et photographe au Cap, m’avait accordé en juin 2018 une interview. Il se disait d’accord sur ce qu’il nomme « la revanche des lionnes » mais néanmoins déçu : « Il reste que notre société est gangrenée de politique, analysait-il. Les Sud-africains ont vite déchanté des idéaux qui avaient placé Madiba et son parti au pouvoir. La lune de miel n’aura pas duré dix ans. L’incompétence des politiques à faire fonctionner les secteurs clés de l’économie, quand ils ne les détournent pas à leur profit demeure la faiblesse du pays. Aujourd’hui, je pense que si le Congrès national africain pouvait gagner des points en revenant à une société racialement polarisée, il le ferait. » Et quelles en sont les forces? « Les gens justement, leur conscience, leur éthique professionnelle individuelle et puis la beauté de la nature, les ressources naturelles… » Les écrivains incarnent-ils cette force? « Certainement. Une révolution artistique s’est produite ici en vingt ans. Chorégraphes, musiciens, peintres, écrivains, blancs, noirs, coloured… ce sont eux les nouveaux guerriers zulu, et zulu veut dire ciel, alors… »
Ainsi, dans son deuxième roman, New Times, la journaliste et romancière Rehana Roussouw qu’un ami journaliste new-yorkais, Savas Abadsidis, et moi avions lue, n’hésite pas à parler de gâchis : « Dans les années 1980, nous expliqua-t-elle, Desmund Tutu a inventé la formule “nation arc-en-ciel” pour inviter les Sud-Africains à célébrer leur diversité et à voir leur humanité dans celle de l’autre. Le Congrès national africain en a fait son slogan électoral. Puis le gouvernement Mandela n’a pas apporté d’aide aux Sud-africains pauvres atteints du sida et a vite mené une politique économique favorable aux grands entrepreneurs, creusant des gouffres entre les catégories sociales. En 1995 déjà, nous savions qu’il ne suffit pas d’un homme, aussi adoré soit-il, pour réaliser des idéaux. C’est la responsabilité des citoyens, des médias et des artistes de rester vigilants. » Et Roussouw de conclure : « J’espère que mon roman permettra de comprendre les dessous du mythe de la nation arc-en-ciel et la façon dont Mandela a conduit le pays dans le bourbier dans lequel il se trouve à présent. » Angus Begg, lui, demeurait désabusé sur ce sujet. « C’est la question, disait-il. Nous dépensons des fortunes en commémorations alors que le pays est au bord de la faillite. » Et là, avec la situation dramatique qu’a connu l’Afrique du sud durant la pandémie de Covid, à votre avis, qui a le plus souffert, sinon justement les townships?
Du point de vue de la littérature en tout cas, les succès restent incontestablement à fêter : l’éclectisme des nombreuses nouvelles voix des lettres sud-africaines, leur mixité d’origines, d’imaginaires, de points de vue et d’angles analytiques. La profusion des genres littéraires. La singularité des visions individuelles qui véhiculent aussi l’identité héritée de leurs communautés respectives. Et puis la liberté de penser, d’écrire, de critiquer… N’est-ce pas pour cela aussi que toutes et tous se sont battus si fort, si longtemps? Et espérons-le, pour longtemps encore.
J’espère que ce voyage vous aura plu et motivé à découvrir tous ces écrivains. Merci pour votre fidélité et à la semaine prochaine, destination Cuba, autre pays qui a choisi pour mascotte de sa révolution un écrivain, un poète : José Marti.
Texte et photos : Aline Apostolska