Mois : août 2020

L’Invitation au voyage 5 : l’Afrique du sud

En Afrique du sud, la révolution des lionnes

Oh j’ai tellement aimé l’Afrique du sud!

Ayant eu la chance d’y être invitée en mai 2018 pour la célébration, at large! du centenaire de naissance de Madiba, nom tribal, et affectueux, de Nelson Rolihlahla Mandela, en juillet 2018, j’ai découvert un pays (du moins une partie car l’Afrique du sud est immense et m’en reste encore beaucoup à voir) auquel je ne m’attendais pas.

Sur les hauteurs de Port Élizabeth, Mandela passe le relai aux nouvelles générations

Aurais-je jamais pu m’attendre d’ailleurs, malgré les reportages, les images, les films, les articles si nombreux… à un pays si contrasté, un pays d’extrêmes. Tant sur le plan géographique (deux océans, autant de hautes montagnes, la campagne mais aussi steppe et la savane, le désert, les réserves animalières, la côte impressionnante) que socioéconomique (la violente misère des townships forcément accompagnée de violence physique – et ce, il faut le souligner, malgré de remarquables initiatives de la part de travailleurs sociaux et d’artistes locaux pour occuper les jeunes à des activités artistiques et créatives -, autant que le luxe visible et en expansion, et comme c’est le cas ailleurs, ces deux extrêmes croissent simultanément), et partout la révolution culturelle et artistique en éclosion, comme une claque pour le monde entier – le choc du Musée d’Art Contemporain Africain du Cap, le Zeitz Mocca, un véritable étourdissement pour moi qui ai pourtant vu sans doute des centaines de musées dans le monde depuis la petite enfance, l’audace des galeries de Johannesburg, de Durban, autant que les lieux d’histoire comme Soweto, la maison du jeune couple Mandela et la vénération dont jouit aujourd’hui Winnie, si controversée à la fin de sa vie…

L’océan indien à Durban

des artistes visuels impertinents et audacieux, autant que les phénoménaux chorégraphes et interprètes contemporains : la danse contemporaine, entrée en clandestinité, et en résistance durant l’apartheid, a explosé dès les années 90. Dance Factory et la National School of the Arts de Johannesburg forment des générations de danseurs à la suite des célèbres figures de Robyn Orlin, Dada Masilo, Gregory Maqoma ou Vincent Mantzoe… Danse Danse a d’ailleurs présenté Dada Masilo en septembre 2018 à Montréal. Je les connaissais en partie pour les avoir vus en France et à Montréal (tout en rêvant de pouvoir me rendre dans l’un des deux festivals de danse contemporaine à Durban, (Jomba! 20 ans en août 2018) et à Johannesburg (Dance Umbrella à Johannesburg, 30 ans en mars 2018) festivals qui comptent depuis longtemps comme carrefours de la création en danse contemporaine mondiale.

Entrée spectaculaire du musée Zeitz Mocca au Cap

Deux semaines sur les traces de Mandela, en cent lieux symboliques de la vie et surtout, de son œuvre, de Johannesburg à Pretoria, de Durban au Cap et Port Élizabeth. Lorsque j’en suis revenue, après 22 heures de voyage de ce qui véritablement l’autre bout du monde, je pensais être rentrée d’une autre dimension, nourrie pour des années par des paysages (ah les vignobles du Cap, l’île de Robben Island, les sublimes hôtels aussi, où nous avons été accueillis comme l’unique et inimitable Table Bay Hotel du Cap, entre autres, les parcs nationaux de Kruger ou Addo, entre autres aussi, les restaurants mais aussi la distillerie mondialement primée de Durban… le palais de justice de Pretoria, la croisière du soir à Durban, les couchers de soleil sur l’océan indien à Port Élizabeth, loin des requins… mais aussi ma folle nuit à Durban avec deux jeunes femmes natives de la ville, dans leur resto de fruits de mer puis leur bar de danse préféré, le taxi collectif puis le Huber local, le récit de leur vie de jeunes noires dans leur shiptown respectif, le poids des traditions mais aussi la peur quotidienne des meurtres et des réglements de compte, le constat qu’aujourd’hui que les Noirs d’Afrique du Sud ont le droit de vivre en ville avec les Blancs, ils n’en en pas le désir, ils se tiennent toujours à part (étymologie de apartheid) refusant que l’argent qu’ils gagnent aujourd’hui profitent ailleurs qu’au sein de leur communauté… comme si les autochtones d’ici refusaient de jamais se mêler aux villes canadiennes même s’ils pouvaient le faire vraiment (ce qui est loin d’être le cas). Des réflexions, des leçons à tirer de tout ça, au jour le jour.

Si jamais ce virus un jour est maitrisé et que nous pouvions recommencer à voyager avec respect et modération, adressez-vous directement à South African Tourism ou allez sur le site de Indaba, la plus grande foire du tourisme en Afrique qui se tient chaque année au mois de mai à Durban, vous y trouverez forcément une manière de vous rendre en Afrique du sud, dans un lieu ou un autre selon vos goûts et votre budget.

Indaba la plus grande foire annuelle du tourisme africain à Durban

À mon retour de là en mai 2018, j’avais d’ailleurs écrit un long article dans La Métropole, vous pourriez vouloir le relire aujourd’hui : http://lametropole.com/voyages/en-afrique-du-sud-sur-les-traces-de-mandela/

Écrire contre l’apartheid

Aujourd’hui néanmoins, je vous convie à un autre type de voyage, un voyage littéraire, qui constitue le 5ème volet de ma série estivale L’Invitation au voyage. Avec de très nombreux écrivains, deux Prix Nobel à douze ans d’écart, une exception là aussi! des Afrikaners d’hier à la nouvelle et bouillonnante jeune génération d’écrivaines et écrivains noirs, l’Afrique du sud se distingue par l’impact de sa littérature sur le monde. Car en effet, après avoir représenté une arme efficace dans la lutte contre l’apartheid, la littérature sud-africaine a dû effectuer une mutation en profondeur pour ne pas sombrer avec lui. Avec des modèles essentiels, dont le premier de tous : Nelson Mandela, dont il faut se souvenir toujours qu’il a initié sa résistance, ainsi que la révolution qu’il allait effectuer pour l’humanité entière, avec un livre, écrit en cachette, au péril de sa vie, dans sa geôle de Robben Island. L’île de Robben Island, d’autant plus lugubre que les ciels y sont clairs, et l’horizon ouvert sur la ville du Cap, à 11 km droit devant, tandis que la célèbre Table Mountain semble un géant assoupi au loin. Pourtant, aucun prisonnier ne s’en est jamais évadé. Au cours des 18 années où il y a été détenu, Nelson Mandela a donc écrit, jour après jour. Dans Long walk to freedom il a fait le bilan de son passé et inscrit les raisons qu’il aurait de survivre. Mandela n’a pas rêvé le futur. Il l’a écrit, puis il l’a fait, prouvant là, s’il le fallait, la force de la littérature. 

Vue imprenable sur la fameuse Table Mountain depuis l’hôtel Table Bay au Cap

Puissante tradition littéraire

Bien avant qu’il ne soit libéré (1990) puis élu président (1994), des écrivains sud-africains luttaient eux aussi contre l’apartheid à la force de leur plume, dès les années 70 et 80. Ils se nomment Nadine Gordimer, André Brink, Breyten Breytenbach, J.M. Coetzee, Afrikaners blancs devenus des géants de la littérature mondiale dont deux prix Nobel de littérature en moins de quinze ans (Gordimer en 1991, Coetzee en 2003). Au lieu de s’installer dans les pénates de leur célébrité, ceux-ci opèrent au cours des années 90 une mue post apartheid, s’engagent à chercher de nouveaux thèmes pour répondre à une profonde réflexion collective qui exhortait les artistes à distinguer création et revendication politique. Gordimer écrira notamment Un amant de fortune (2001) et Coetzee, Disgrâce (1999) considéré comme le roman préféré des lecteurs sud-africains.

Renonçant à l’idéal, les écrivains des générations suivantes, déçus par la réalité de leur société, dépeignent une Sud-Afrique, certes plus libre mais profondément corrompue, fracturée par une discrimination de classe et d’argent. « La fin de l’apartheid a libéré l’imaginaire, analyse Zakes Mda, une des voix contemporaines majeures. Il était plus simple d’écrire au temps de l’apartheid où le bien et le mal étaient clairement répertoriés. Notre société d’aujourd’hui n’est plus manichéenne, et ça c’est complexe. » La complexité humaine, n’est-ce pas justement l’affaire de la littérature?

Cellule de Nelson Mandela à Robben Island

Nouvelle génération d’écrivains

En mars 2018 à Durban, Sizwe Mpofu-Walsh, rappeur et écrivain de 29 ans, a participé à la 21ème édition de Time of the writer, un évènement littéraire international. Son premier livre Democracy and Delusion (2017) a lancé une large discussion politique. D’autres écrivains, comme K. Sello Duiker, disparu en 2005 ou Phaswane Mpe mort du sida en 2004, ont mis en scène une jeunesse urbaine, consumériste, désintéressée des questions raciales et des criantes inégalités. Mpofu-Walsh n’est pas d’accord : « Le fait que mon livre soit devenu un best-seller auprès de ma génération est la preuve que les jeunes sont préoccupés par l’état du pays. »

Le succès de cet évènement littéraire annuel lui donne raison. Mais les jeunes n’y parlent pas que politique. Ils parlent d’abord littérature, romans, nouvelles, poésie (le genre sud-africain traditionnel issu de la tradition orale). Nozizwe Cynthia Jele a imprimé sa marque en parlant d’amour. En 2011, son premier roman, Happiness is a Four-Letter Word, a remporté de nombreux prix dont le prestigieux Prix du Commonwealth et le Prix M-Net du meilleur scénario adapté. Impliquée dans la promotion de la lecture auprès des jeunes des townships, notamment avec la fondation privée FunDza Literacy Trust, son nouveau roman The one’s with purpose (2018) se veut un cri de sa génération des moins de 30 ans : « Cynthia est incroyable, dit une lectrice de Durban. Elle incarne les jeunes femmes de la communauté noire, artistes, chefs d’entreprise… des lionnes, des Mama Winnie! (Winnie Mandela aujourd’hui adulée malgré les anciennes controverses). » Cynthia Jele est publiée par Kwela, respectée maison d’édition spécialisée dans la littérature sud-africaine contemporaine. Qui dit écrivains dit éditeurs et la multiplication des maisons d’édition constitue elle aussi une preuve de vitalité.

Plats traditionnels revisités par une jeune cheffe réputée installée dans un township du Cap

Révolution ou gâchis?      

Angus Begg, journaliste et photographe au Cap, m’avait accordé en juin 2018 une interview. Il se disait d’accord sur ce qu’il nomme « la revanche des lionnes » mais néanmoins déçu : « Il reste que notre société est gangrenée de politique, analysait-il. Les Sud-africains ont vite déchanté des idéaux qui avaient placé Madiba et son parti au pouvoir. La lune de miel n’aura pas duré dix ans. L’incompétence des politiques à faire fonctionner les secteurs clés de l’économie, quand ils ne les détournent pas à leur profit demeure la faiblesse du pays. Aujourd’hui, je pense que si le Congrès national africain pouvait gagner des points en revenant à une société racialement polarisée, il le ferait. » Et quelles en sont les forces? « Les gens justement, leur conscience, leur éthique professionnelle individuelle et puis la beauté de la nature, les ressources naturelles… » Les écrivains incarnent-ils cette force? « Certainement. Une révolution artistique s’est produite ici en vingt ans. Chorégraphes, musiciens, peintres, écrivains, blancs, noirs, coloured… ce sont eux les nouveaux guerriers zulu, et zulu veut dire ciel, alors… »

Et si la nouvelle révolution sud-africaine était artistique?

Ainsi, dans son deuxième roman, New Times, la journaliste et romancière Rehana Roussouw qu’un ami journaliste new-yorkais, Savas Abadsidis, et moi avions lue, n’hésite pas à parler de gâchis : « Dans les années 1980, nous expliqua-t-elle, Desmund Tutu a inventé la formule “nation arc-en-ciel” pour inviter les Sud-Africains à célébrer leur diversité et à voir leur humanité dans celle de l’autre. Le Congrès national africain en a fait son slogan électoral. Puis le gouvernement Mandela n’a pas apporté d’aide aux Sud-africains pauvres atteints du sida et a vite mené une politique économique favorable aux grands entrepreneurs, creusant des gouffres entre les catégories sociales. En 1995 déjà, nous savions qu’il ne suffit pas d’un homme, aussi adoré soit-il, pour réaliser des idéaux. C’est la responsabilité des citoyens, des médias et des artistes de rester vigilants. » Et Roussouw de conclure : « J’espère que mon roman permettra de comprendre les dessous du mythe de la nation arc-en-ciel et la façon dont Mandela a conduit le pays dans le bourbier dans lequel il se trouve à présent. » Angus Begg, lui, demeurait désabusé sur ce sujet. « C’est la question, disait-il. Nous dépensons des fortunes en commémorations alors que le pays est au bord de la faillite. » Et là, avec la situation dramatique qu’a connu l’Afrique du sud durant la pandémie de Covid, à votre avis, qui a le plus souffert, sinon justement les townships?

Du point de vue de la littérature en tout cas, les succès restent incontestablement à fêter : l’éclectisme des nombreuses nouvelles voix des lettres sud-africaines, leur mixité d’origines, d’imaginaires, de points de vue et d’angles analytiques. La profusion des genres littéraires. La singularité des visions individuelles qui véhiculent aussi l’identité héritée de leurs communautés respectives. Et puis la liberté de penser, d’écrire, de critiquer… N’est-ce pas pour cela aussi que toutes et tous se sont battus si fort, si longtemps? Et espérons-le, pour longtemps encore.

J’espère que ce voyage vous aura plu et motivé à découvrir tous ces écrivains. Merci pour votre fidélité et à la semaine prochaine, destination Cuba, autre pays qui a choisi pour mascotte de sa révolution un écrivain, un poète : José Marti. 

Texte et photos : Aline Apostolska

L’Invitation au Voyage – 4 : L’Allemagne

Le Canada, invité d’honneur de la foire de Francfort 2020, reportera peut-être sa participation, Covid-19 oblige, à 2021, privilégiant ainsi, comme le précise le communiqué officiel du Conseil des Arts, la santé de ses auteurs et de son personnel. Car chaque cannée, en octobre, le pouls de la littérature mondiale bat à Francfort, où se concluent les principales ventes de droits étrangers pour tous les best-sellers du monde. Non seulement la littérature, et globalement l’édition allemandes contemporaines sont-elles toujours aussi dynamiques et inventives, mais de plus l’Allemagne est devenue un marqueur international. Si le britannique Pearson demeure le plus grand éditeur au monde, l’éditeur munichois Piper Verlag arrive juste derrière.

Logo de la Foire du Livre de Francfort 2020

Rien d’étonnant à cela. Juste la continuité d’une longue, puissante, imposante tradition. L’Allemagne, immense pays de littérature et d’édition, immense pays de culture, des penseurs incontournables, des philosophes célébrissimes, des poètes remarquables, des conteurs qui ont marqué notre enfance à tous, autant que des compositeurs mythiques, des cinéastes qui ont révolutionné le septième art autant que de chorégraphes qui ont complètement métamorphosé la danse en inventant dès la fin du 19e s. la danse contemporaine puis l’expressionnisme caractéristique de la création artistique allemande dès les années 1920. Le leg pour l’humanité est autant imposant qu’intimidant, et c’est tout un défi pour les nouvelles générations de créateurs que de s’inscrire dans une telle tradition, et pourtant ils le font, et avec quel impact…

Difficile d’oser choisir à l’intérieur d’un tel patrimoine, d’autant que je ne peux personnellement pas beaucoup parler du pays dans son ensemble. Non pas que les images me manquent, au contraire. Dès l’enfance, j’ai traversé ce pays voisin de la France avec mon père sur notre route des vacances en ex-Yougoslavie. Je connais cette route par cœur, elle est tracée dans mon cœur et elle passe par l’Allemagne, où vivent par ailleurs, plusieurs membres de ma famille paternelle, ainsi qu’en Autriche.

Parler allemand a été une sorte de normalité pour une partie de ma famille croate et herzégovine, cela remonte à loin puisque la marraine de ma grand-mère paternelle, née en 1913 dans l’empire austro-hongrois, était Viennoise et l’a baptisée Bernarda, ce qui est aussi mon premier prénom. Bernarda, forte comme l’ours, totem de Berlin mais aussi de la ville de Bern en Suisse alémanique, naturellement considéré comme le roi des animaux en Europe où il n’y a pas de lions… Ceci est la petite histoire, bien sûr, mais lorsqu’il s’est agi de choisir une seconde langue au lycée, il allait de soi que ce serait l’allemand pour moi, plutôt que l’espagnol. Huit ans d’allemand, mais il est très loin le temps où je lisais Goethe et Rilke dans le texte! L’espagnol a depuis lors, au gré des circonstances de la vie, pris sa revanche.

Plus récemment, l’Allemagne est pour moi indubitablement reliée à la danse contemporaine. J’ai ainsi eu la chance de séjourner plusieurs fois à Münich, ville que j’adore sur le fleuve Isar, ainsi qu’à Berlin, Postdam et Dresde. J’y retournerai volontiers n’importe quand!

Dans l’attente, et sans être une spécialiste de la littérature allemande, je vous propose dans ce quatrième volet de cette série, une sélection de treize titres, choix parfaitement subjectif évidemment, et heureusement, mais qui donne un aperçu de la richesse de ce paysage littéraire.

Rotenburg ob der Tauber
  • Johann Wolfgang Goethe, Les Souffrances du jeune Werther, 1774 (Folio)

Qui n’a eu ce roman au programme de littérature dans son adolescence? Une des œuvres clé du romantisme qui repose sur l’idée que l’amour ici-bas est impossible, et que seul la mort, le suicide, permet la réunion des amants. Du jeune Werther de Goethe à Roméo et Juliette de Shakespeare, en passant par tous les ballets romantiques classiques, Le Lac des cygnes, La Sylphide, Giselle… l’esprit de l’amour absolu, inconditionnel et tragique marque le 19e s. Sur les traces de Sissi, la plus libre et la plus étrange des impératrices, d’origine bavaroise, et de son cousin préféré Louis II, sur une symphonie de Beethoven ou de Wagner, du mythe de la Lorelei sur son rocher du Rhin jusqu’aux forêts de Brême, le romantisme demeure consubstantiellement allemand. Et Goethe, le plus grand des grands auteurs allemands, n’appartient-il pas à l’humanité, au même titre que Victor Hugo par exemple? Il me fallait néanmoins choisir un titre et Les souffrances du jeune Werther m semble une bonne entrée en matière dans une œuvre immense et bigarrée.

  • Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, Contes fantastiques (GF)

L’irruption du grotesque et du fantastique dans la vie quotidienne confère à l’œuvre cette tonalité singulière que Freud qualifiera d’« inquiétante étrangeté ». Sous la plume de l’humoriste, la face la plus sombre du romantisme allemand — le diable, les fantômes, la folie et la mort — atteint, selon Baudelaire, au « comique absolu ». Hoffmann se définissait lui-même comme « un de ces enfants du dimanche qui voient toutes sortes d’esprits invisibles pour des yeux terrestres ». Son œuvre connut un succès immense tant en Allemagne qu’à l’étranger et sera une source d’inspiration pour d’innombrables artistes : Nerval, Andersen, Schumann, Offenbach, Théophile Gautier, Tchaïkovski… Mais aussi, dans un autre registre, les incontournables contes des frères Jacob et Wilhem Grimm.

  • Heinrich Heine, Livre des chants, 1827 (Éditions du Cerf)

L’œuvre lyrique du dernier des romantiques allemands. Parmi les poèmes qui composent le recueil, la célèbre « Lorelei », inspirée de la légende de « la fée du Rhin » — que chanteront à leur tour Nerval et Apollinaire —, assise sur son rocher et dont la chevelure d’or et le chant mélodieux envoûtent les bateliers au point qu’ils en oublient courant et rochers et sombrent dans le fleuve. Ces poèmes qui feront la renommée de Heine, et dont plusieurs seront mis en musique par Schubert, Mendelssohn ou Schumann, sont l’un des sommets de la poésie allemande. Journaliste engagé, polémiste et satiriste, Heine est l’auteur d’une œuvre multiforme. Ses livres seront parmi les premiers à être interdits par les nazis. 

Château de Trêves
  • Franz Kafka, Le Procès, 1925 (Folio)

Tchèque de langue allemande, le grand Kafka, adulé par son compatriote de naissance Milan Kundera, relate ici l’histoire de Joseph K. arrêté un matin sans avoir rien fait de mal et accusé sans connaître son crime. Un monde absurde où nul n’est censé ignorer la loi mais où nul ne peut non plus la connaître. Ce conte noir et cruel suscite un sentiment de malaise et d’étrangeté d’autant plus angoissant que la description en est très réaliste. Coupable sans connaître sa faute et sans pouvoir se justifier, Joseph K. est la figure exemplaire de la culpabilité, et l’univers absurde de Kafka, la métaphore du tragique de notre condition. Cette œuvre inachevée que Kafka ne destinait pas à la publication fut, comme ses autres romans, publiée après sa mort et contre sa volonté par son ami Max Brod.

  • Georg Büchner, Woyzeck, 1837 (Folio Théâtre)

La descente aux enfers d’un pauvre diable, victime impuissante de forces hostiles et de la cruauté du monde. Devenu, pour subvenir aux besoins de sa femme et de son fils, l’homme à tout faire de son capitaine et le cobaye d’un médecin sans scrupules, le soldat Woyzeck est exploité, humilié et trompé par celle qu’il aime. En proie à des hallucinations, il sombre peu à peu dans la folie, tue sa femme et se donne la mort en se noyant dans un étang. Destin tragique que Woyzeck résume lui-même ainsi : « Chaque homme est un abîme, on a le vertige quand on se penche dessus. » Restée inachevée à la mort de son auteur, la pièce a été redécouverte par Brecht. D’une étonnante modernité, elle anticipe le drame expressionniste allemand. Alban Berg en a fait un opéra. 

  • Theodor Fontane, Effi Briest, 1896 (Gallimard/L’Imaginaire)

Des bords de la Baltique à Berlin, une triste et banale histoire d’adultère qui conduit à la mort de l’amant, tué en duel par le mari, puis à la déchéance d’Effi Briest, jeune aristocrate qui finira par mourir de chagrin, seule, couverte d’opprobre et répudiée par les siens. Attaché à la tradition, peu porté à la révolte et plein d’indulgence pour ses personnages, Fontane peint toutefois sans fard, mais avec humour et un scepticisme désabusé, la société allemande de son temps. Une Madame Bovary prussienne par le maître du roman réaliste allemand, dont les drames se nouent et se dénouent au fil de longues conversations entre les personnages.

Château de Trêves
  • Hermann Hesse, Le Loup des steppes, 1933 (Le Livre de poche)

Hermann Hesse, écrivain allemand naturalisé suisse reçoit le Prix Nobel en 1946. En 1933, à l’époque de la parution du Voyage en Orient, Hermann Hesse écrivait à Thomas Mann : « Je ne peux pas me défaire de la qualité d’Allemand qui est la mienne et je crois que mon individualisme de même que ma résistance et ma haine à l’égard de certaines attitudes et d’une certaine phraséologie allemandes constituent des fonctions dont l’exercice est non seulement profitable pour soi-même, mais rend également service à mon peuple. »
Le Voyage en Orient, voyage symbolique, entrepris par les pèlerins d’un ordre très ancien, a pour destination un Orient qui est partout et nulle part, qui est la synthèse de tous les temps, dans un paysage qui est avant tout un paysage de l’esprit. Une forme d’ultima thulé dans un illo tempore. Hesse y déploie en toute liberté les multiples facettes d’une culture allemande qui n’a de sens que si elle est cosmopolite. Récit fantastique et livre-clé, Le Voyage en Orient est la meilleure introduction qui soit à l’œuvre de Hermann Hesse, mon auteur allemand préféré, découvert à l’adolescence avec Siddhartha (1922) et Le loup des steppes (1927).

  • Thomas Mann, La Montagne magique, 1924 (Le Livre de poche)

Également allemand naturalisé suisse (beaucoup d’artistes allemands ont fui vers les États-Unis ou vers d’autres pays européens et ont souhaité changé de nationalité au cours de la Seconde guerre mondiale) Thomas Mann reçut le prix Nobel de littérature en 1929. Ce roman raconte la vie du personnage Hans Castorp, venu rendre visite à un cousin dans un sanatorium de Davos, et qui se laisse séduire par la magie des lieux, la maladie et la mort. Il ne quittera Davos que pour les champs de bataille de la guerre de 1914 sur laquelle se clôt le plus célèbre roman de l’un des plus grands écrivains allemands du XXe siècle. Dans l’œuvre abondante, on peut préférer La mort à Venise (1911) où l’auteur suggère sa propre homosexualité ou les tomes des Buddenbrock, le déclin d’une famille (1901).

  • Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz, 1929 (Gallimard)

À sa sortie de prison, où l’avait conduit l’assassinat de sa maîtresse, Franz Biberkopf est bien décidé à mener enfin une vie sage et honnête. Mais les rencontres et les événements en décideront autrement. Situé dans le Berlin interlope des années 1920, Berlin Alexanderplatzest le roman d’un homme broyé par la grande ville. Il s’adresse à tous ceux, nous avertit Döblin, qui « tel Franz Biberkopf logent dans une peau d’homme et ne diffèrent en rien dudit Franz Biberkopf, savoir exigent davantage de la vie que le pain quotidien ». Son écriture hachée, l’usage de l’argot, sa technique du récit inspiré du cinéma et le recours systématique au monologue intérieur en font l’un des chefs d’œuvre de la littérature expressionniste allemande. 

Marché de Noël traditionnel à Aachen
  • Robert Musil, L’Homme sans qualités, 2 tomes 1930 et 1932 (Points)

À Vienne en 1913, Ulrich, l’homme « sans qualités », décide de se mettre « en congé de la vie » et d’explorer le champ des possibles pour tenter de donner un sens à son existence. La peinture ironique de l’Autriche impériale, à travers une galerie de personnages : un tueur de prostituées, des diplomates, des hommes d’affaires, des intellectuels… Ce roman inachevé, auquel Musil travailla pendant plus de vingt ans, est aussi une critique de la modernité et une réflexion sur ce qui a conduit l’Europe aux catastrophes du siècle passé. Souvent comparé à La Recherche du temps perdu de Proust ou à l’Ulysse de Joyce, c’est l’un des grands livres du 20e siècle. 

  • Rainer Maria Rilke, Poèmes à la nuit, 1913 à 1916 (Éditions Verdier)

Rainer Maria Rilke naît à Prague en 1875, alors en Autriche-Hongrie, dans une famille qui le destine très rapidement à la carrière des armes. Placé dans une école militaire, il est renvoyé en 1891 pour inaptitude physique. Tant mieux pour la littérature mondiale, il compose alors une abondante de poèmes et de nouvelles essentiellement. Ces Poèmes à la nuit sont posthumes et tardivement traduits en français, demeure une référence au même titre que ses Sonnets à Orphée ou bien sa célèbre Lettre à un jeune poète.

  • Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1883 (Le livre de poche)

Philologue, poème, compositeur, pianiste et philosophe, Nietzsche haïssait la fonction. Œuvre majeure de la littérature mondiale, Ainsi parlait Zarathoustra se compose de discours, de paraboles, de poésies et de chants répartis en quatre livres. Zarathoustra commence par annoncer la mort de Dieu, condition préalable à l’enseignement du Surhomme, abordé dans le prologue et dans le premier livre, où la parabole du chameau constitue une annonce de son destin. Le deuxième livre expose la pensée de la Volonté de puissance, qui est la pensée du dépassement de soi conduisant au Surhomme. Puis le troisième livre tourne autour de l’Éternel Retour, affirmation de la plus haute importance de la Volonté de puissance, et idée sélectrice destinée à poser les conditions qui dans l’avenir permettront l’avènement du Surhomme. La dernière partie tourne autour des hommes supérieurs et de la tentation de la pitié qui est pour Nietzsche la tentation nihiliste par excellence. C’est pour Zarathoustra le dernier obstacle à l’affirmation de la vie et le début d’une nouvelle transfiguration, avec laquelle l’œuvre se termine, transfiguration vers l’amour et la joie symbolisés par le lion devenu docile et rieur et entouré d’une nuée de colombes. À lire également Le gai savoir dédié à la création artistique.

  • Lou Andréas Salomé, À l’ombre du père : Correspondance avec Anna Freud, 1919-1937 (Hachette)

S’il ne devait y avoir qu’une femme (et l’absence de femmes de lettres de langue allemande ne peut passer inaperçue, bien qu’on cite souvent Hildegarde de Bingen, nonne érudite du 11e s.!), et puisqu’il n’y en qu’une dans ma brève sélection, ce sera (forcément dirai-je) Lou Andréas Salomé. Aimée par Nietzsche et Rilke, admirée par Freud dont elle fut un temps la disciple, psychanalyste, femme libre et audacieuse à l’esprit rebelle et à l’œuvre prolifique, un biopic lui a récemment été consacré. Je choisis pour la faire découvrir la remarquable biographie de H.F Peters, Ma sœur, mon épouse (Gallimard, 1967), mais aussi les lettres qu’elle échangea avec la fille de Freud au sujet du père, en général, et de l’ogre-père que fut Freud en particulier. 

Chers lecteurs, merci pour votre fidélité. La semaine prochaine, l’Invitation en voyage se poursuit en Afrique du Sud, autre grand pays de littérature. Bonne lecture et bonne semaine.

Texte : Aline Apostolska
Photos : Serge Marcoux

 

 

 

 

 

 

 

 

L’Invitation au voyage 3 – La France, au fil de la Loire…

Chambord le plus spectaculaire, et le plus ésotérique, des nombreux châteaux de la Loire

Si en Amérique du nord on peut rouler pendant des jours dans un paysage imperturbable, ou presque, en Europe c’est très exactement l’inverse. En cent kilomètres, tout change : le paysage, le climat, la végétation, l’Histoire et le tempérament, l’accent et bien sûr, la gastronomie, les aliments, les spécialités, les fromages et les vins qui à eux seuls témoignent de cette extraordinaire bigarrure. Cela reste tout particulièrement vrai en France.

Dans cette série estivale, je vous propose des voyages lointains par le regard d’écrivains du lieu, ou ayant écrit sur le lieu. Mais parvenue à la France, je me suis vraiment demandée par où j’allais bien pouvoir commencer. La France, mon pays, constitue aussi mon mal du pays et me manque tous les jours depuis que je vis à Montréal, voici plus de vingt ans. La France, je la connais très bien, d’un bout à l’autre de son territoire hexagonal tellement diversifié, sur tous les plans et tout particulièrement sur le plan littéraire. Car plus que tout autre pays sans doute (à part peut-être l’Allemagne…), la France demeure encore aujourd’hui caractérisée par son attachement consubstantiel à la littérature. Au fait que la littérature contient et transmet l’appartenance au genre humain. Alain Clavet, le rédacteur en chef de La Métropole, me le disait encore récemment : « La France c’est vraiment le pays des livres, ça me frappe à chaque fois » et il a raison. Comme il faut aller loin pour se voir de près, cette évidence m’a moi-même frappée depuis que je ne vis plus en France, tout comme d’ailleurs, plus fondamentalement, je me suis rendue compte à quel point je suis Française alors qu’en vivant en France, je me percevais volontiers comme « citoyenne du monde » — une étiquette chic, bien sûr, mais présomptueuse aussi. Ce que j’ai compris au fil des décennies, c’est que mon identité française contient toutes les autres, de la même façon que, par-delà les cinq langues que je parle, je n’écris qu’en français car c’est ma langue de vie, celle, la seule en fait, dans laquelle je sais avec précision, nuances et richesse exprimer ma vision du monde. L’identité française va avec une exigence d’amélioration, d’esprit critique, de controverse, de goût de la ripaille et la conversation qui en est indissociable, de goût des proportions et de la pondération, mais aussi avec une curiosité pour le voyage, l’ailleurs et l’altérité. Cette dernière caractéristique explique que les Français soient depuis toujours un des peuples qui s’expatrie le plus mais qui à 80 % finit par rentrer plus ou moins vite chez lui. Cela explique aussi l’attachement à ce qui demeure le point de ralliement centralisateur, la langue, et subséquemment la littérature. Ainsi, considérant ces deux aspects, cela explique aussi, dans la littérature française, l’importance caractéristique des écrivains voyageurs et du récit de voyage tout à la fois comme introspection et extrospection. Les écrivains voyageurs français, depuis des siècles, la liste est longue… et mériterait d’y revenir dans un autre chapitre de cette série. 

Ainsi, proposer un voyage littéraire en France semble une tautologie. Et où donc vous convier? À Paris, où j’ai vécu de 3 à 30 ans? Une autre fois. Dans mes villes et lieux préférés? Trop long. Non, finalement, le choix s’est imposé. Je vous convie le long de la Loire, des environs d’Orléans aux environs d’Angers plus précisément puisqu’il faut bien délimiter ce territoire immense et extraordinairement changeant que trace ce fleuve emblème de la France. J’y ai vécu sept pleines et heureuses années de ma trentaine après avoir quitté Paris pour des raisons professionnelles, mon fils ainé y a grandi de ses 3 à 10 ans, mon fils cadet y est né, je m’y suis déployée et épanouie, puis j’ai voulu partir, plus loin là-bas, vers Montréal, sans autre raison que d’aller voir ailleurs si j’y étais aussi. Mais cette région, que j’ai découverte à 30 ans (outre les châteaux de la Loire évidemment, que j’avais déjà visité avec mes parents mais je n’en parlerai pas ici car ce serait à la fois trop long de relater ici mes souvenirs personnels des châteaux, et pas forcément des plus célèbres, et jamais aussi complet que ce que d’excellents guides et reportages peuvent dire de ces châteaux par ailleurs innombrables et inoubliables) n’a jamais quitté mon esprit et surtout mes cinq sens. Car à une heure exactement au sud de Paris commence un autre monde : celui de la Loire.

La Loire et le Canal de la Loire à Orléans

Tout Français sait, car il se l’entend dire depuis l’enfance à longueur de bulletins météo, que la Loire constitue une frontière déterminante que même les nuages respectent, partageant du coup la France en deux dans le sens de la largeur entre le sud ou le nord de la Loire. Deux territoires distincts qui de fait constituent des zones distinctes sur le plan météorologique aussi bien que géographique et historique, linguistique, socioculturel et tout ce qui en découle. De sa source dans les montagnes du côté de Saint-Étienne à son embouchure à Nantes, le plus long fleuve de France n’est pas un fleuve tranquille, loin s’en faut! Indomptable Loire qu’il a fallu dompter néanmoins pour contrer les dévastations que durant des siècles elle a perpétré. Presque à sec l’été, formant ces lagunes de sable sur lesquelles il fait bon paresser dans l’inimitable lumière blonde, si n’était les sables mouvants, les îlots qui changent de place, disparaissant d’un jour à l’autre et créant encore des noyades, autant que lorsque printemps après hivers, la fantasque Loire enfle, déborde, gronde, entraîne encore des corps sur son passage, malgré le canal de Loire (ouvert en 1838) et la célèbre levée de Loire, unique en France, la digue érigée depuis le 12ème s. déjà, en différentes étapes jusqu’au milieu du 20èmr e s. où l’administration centrale s’organise pour bâtir une levée efficace et insubmersible pour protéger les vals des crues spectaculaires. Pas de Loire donc sans ses ponts, son canal et sa levée sur laquelle on roule désormais en voiture ou en vélo, pour le plaisir des sens, la joie du palais, le goût de l’histoire. Une promenade dédiée à la beauté et à la douceur de vivre, où vécurent tous les Rois et leurs cours, entre vignobles, cathédrales, bâtisses séculaires, marchés alléchants, profusions florales (particulièrement les roses).

Sables de la Loire en été

À l’est d’Orléans, l’abbaye bénédictine originelle de Fleury à Saint-Benoît-sur-Loire (651) où les moines suivent la règle de leur fondateur et chantent des chants grégoriens lors de la messe dominicale très courue. Tout près de là, l’oratoire carolingien de Germigny-des-Près (806) avec des fresques byzantines incroyablement préservées. Puis le château de Sully-sur-Loire (Sully, dignitaire protestant et compagnon d’armes d’Henri IV) imposant et intact avec ses douves, son pont-levis, sa charpente de bois en forme de coque de navire inversée. Puis Combleux et sa promenade de rêve entre Loire et canal, Chécy et son lavoir du Moyen-âge, puis la chapelle du 13ème s. à Saint-Jean-de-Braye. Puis Orléans, la majesté de sa cathédrale mais aussi du jardin de son échevé, la maison de Jeanne-d’Arc et sa porte d’accès rue de Bourgogne, la rue Royale qui descend vers le pont d’Orléans et sa promenade fluviale. Quittant Orléans, Beaugency, les ruelles qui mènent au marché et les vitraux bleu roi de l’église Saint-Étienne. Blois et son château, celui de Louis XII et son emblème d’hermine, de François 1er et son emblème de salamandre et de tellement de strates d’Histoire de France, jusqu’au château de Chambord, évidemment, le plus ésotérique de tous, puis Amboise, où François 1er logea Léonard de Vinci (qui y est enterré) au Clos-Lucé qui jouxte de château construit en terrasses au-dessus de la Loire à ses pieds.

Le Clos-Lucé à Amboise, offert par François 1er à Léonard de Vinci qui y vécu et y est enterré.

Jusqu’à Tours, la grande ville célèbre, capitale de la France à trois reprises : durant toute la guerre de Cent Ans (1422 à 1528) le roi de France ayant fui Paris ; entre 1588 à 1594 lorsque Henri III est forcé à l’exil ; puis durant quelques jours en juin 1940, le gouvernement fuyant l’entrée des Allemands à Paris, ce qui vaudra à Tours d’être détruite. Tours reconstruite, ville universitaire dynamique, avec notamment un célèbre jardin botanique. Poursuivant le long de la Loire, jusqu’à Chinon, le château en promontoire au-dessus de la Loire, adorable ville du Moyen-Âge, fleuron gastronomique et vinicole, mais sans oublier de passer par les petites villes enchanteresse alentour, Saché l’élue de Balzac et Chédigny appelé le village des roses. Enfin, Angers, à la réputation de douceur et de langueur méritée, entre art et gastronomie. Qui a dit qu’il fallait s’arrêter? Je vous enjoins au contraire à poursuivre le long de la levée de Loire, absolument, jusqu’à Nantes, mais pour de vrai.

Ce Val de Loire, situé au centre de la France, représente un concentré de l’histoire de France autant que de l’art de vivre à la française, gastronomie et culture fusionnée. Mais aussi un incroyable concentré de l’histoire de la littérature française! Non seulement les rois, non seulement les architectes, les peintres, les musiciens, non seulement les agronomes, vignerons et gastronomes de tous acabits, mais aussi — forcément puisque comme nous l’avons dit au début la littérature est indissociable de la vie française —, les écrivains, et pas les moindres! Jugez-en plutôt.


Chateaubriand, Alfred de Vigny, Descartes, Balzac, Rabelais, Ronsard, Jean de la Fontaine, Voltaire, Joachim du Bellay, Charles Péguy, Maurice Genevoix, Marcel Proust, Georges Courteline, Jean-Jacques Rousseau, George Sand, Charles d’Orléans, Victor Hugo, Molière (dont la première représentation du Bourgeois Gentilhomme en 1670 s’est déroulée au château de Chambord). Nous avons tous lu au moins un classique d’un de ces auteurs. Et ils ont tous écrit au moins une œuvre sur le Val de Loire, ses richesses, ses histoires, ses espoirs. Reprenons donc le parcours d’Orléans à Angers dans les pas cette fois de quelques-uns de ces écrivains.

  • Jean de La Fontaine et Charles Péguy à Orléans :
  • Jean de La Fontaine, né en 1621 à Château-Thierry en Champagne, après les rêveries fécondes et les lectures variées d’une jeunesse insouciante, accepte la charge héréditaire de Maître des Eaux et des Forêts, mais fait surtout une carrière littéraire dont les étapes sont jalonnées par des protections amicales et éclairées. Il devient le protégé du Surintendant de Louis XIV, Fouquet, à qui il dédie ses premiers poèmes, mais lorsque celui-ci, ayant osé défier le faste du ri, se trouve emprisonné à vie et supplanté par Colbert, La Fontaine est en danger. Heureusement, il devient aussitôt gentilhomme servant de la duchesse d’Orléans, veuve du frère de Louis XIII. Installé à Orléans, il a la tranquillité nécessaire pour composer, outre des Contes galants (1665), imités de l’Arioste et de Boccace, un premier recueil (Livres I à VI soit la moitié des 12 livres de ses Fables) en 1668. Ce genre remontait aux fabulistes anciens (le Grec Esope et le Romain Phèdre) mais La Fontaine renouvelle la tradition en en faisant une narration pittoresque, qui est aussi une vive critique politique. Il écrit à propos de la Loire :

La Loire est donc une rivière
Arrosant un pays favorisé des cieux,
Douce, quand il lui plaît, quand il lui plaît, si fière
Qu’à peine arrête-t-on son cours impérieux.
Elle ravageroit mille moissons fertiles

  • Charles Pierre Péguy, né en 1873 à Orléans et meurt pour la France en 1914 » Son œuvre, multiple, comprend des mystères d’inspiration médiévale en vers libres et des recueils de poèmes en vers réguliers, d’inspiration mystique, et évoquant notamment Jeanne d’Arc, héroïne de la ville d’Orléans et pour lui symbole de l’héroïsme des temps sombres, auquel il reste toute sa vie profondément attaché. Il est un intellectuel engagé : après avoir été militant socialiste libertaire5anticlérical, puis dreyfusard, il se rapproche du catholicisme et du nationalisme6 ; il reste connu pour sa poésie et ses essais. Dans son poème Châteaux de la Loire, il fait de Jeanne d’Arc le plus noble des châteaux :

Le long du coteau courbe et des nobles vallées
Les châteaux sont semés comme des reposoirs,
Et dans la majesté des matins et des soirs
La Loire et ses vassaux s’en vont par ces allées.

Cent vingt châteaux lui font une suite courtoise,
Plus nombreux, plus nerveux, plus fins que des palais.
Ils ont nom Valençay, Saint-Aignan et Langeais,
Chenonceau et Chambord, Azay, le Lude, Amboise.

Et moi j’en connais un qui s’élève plus haut (…)

Et c’est le souvenir qu’a laissé sur ces bords
Une enfant qui menait son cheval vers le fleuve.
Son âme était récente et sa cotte était neuve.
Innocente elle allait vers le plus grand des sorts.

  • Honoré de Balzac à Saché :

Le grand Balzac succomba lui aussi au charme de la région!   C’est au château de Saché, à quelques kilomètres d’Azay-le-Rideau, chez son ami Jean Margonne, que Honoré de Balzac aimait se rendre. Fuyant Paris, ses créanciers et ses maîtresses, Balzac a trouvé en Saché un lieu d’inspiration idéal. Il y a d’ailleurs écrit La Comédie humaine, Le Lys dans la vallée, César Birotteau, Le Père Goriot et Illusions perdues, soit la plus grande part de son œuvre! Aujourd’hui devenu plus communément le Musée Balzac, le château de Saché continue de faire vivre la littérature en organisant des activités pour découvrir ou redécouvrir des classiques littéraires du 18e et 19e siècle. En 1842, il écrit :

Ils se promenèrent sur la levée, au bord des eaux, aux dernières lueurs du soir, presque silencieusement, disant de vagues paroles, douces comme le murmure de la Loire, mais qui remuaient l’âme.

  • Pierre de Ronsard, le grand poète tourangeau :

Pierre de Ronsard naît en1524 au château de la Possonnière, près du village de Couture-sur-Loir en Vendômois (le pays des maisons troglodytes) et meurt en 1585 au prieuré de Saint-Cosme en Touraine1, est un des poètes français les plus importants du 14 siècle. Dit « Prince des poètes et poète des princes », il est une figure majeure de la littérature poétique de la Renaissance. Auteur d’une œuvre vaste, il emploie d’abord les formes de l’ode (Mignonne, allons voir si la rose) et de l’hymne, considérées comme des formes majeurespuis utilise de plus en plus le sonnet transplanté en France par Clément Marot, puis est reconnu comme le maître moderne de l’alexandrin. Mais fut-il heureux? Son épitaphe, son dernier poème, reprend un extrait de son recueil Les Amours :

CELUY QUI GIST SOUS CETTE TOMBE ICY
AIMA PREMIERE UNE BELLE CASSANDRE
AIMA SECONDE UNE MARIE AUSSY,
TANT EN AMOUR IL FUT FACILE A PRENDRE.
DE LA PREMIERE IL EUT LE CŒUR TRANSY,
DE LA SECONDE IL EUT LE CŒUR EN CENDRE,
ET SI DES DEUX IL N’EUT ONCQUES MERCY

  • François Rabelais à Chinon :

Ce monument de la littérature française que sont Pantagruel et Gargantua, le médecin qu’était François Rabelais, né en 1483 et mort en 1553, le doit-il à Chinon et à son art de vivre, entre vignes, gastronomie, paysages reconnaissables dans ses livres et aussi inspiration ésotérique et symbolique? En grande partie. Non loin de la forteresse Royale de Chinon, on visite sa demeure, la Devinière, à ne pas rater. Plusieurs des plats dont il donne la recette dans ses livres sont devenus des plats traditionnels de la ville de Chinon. Rabelais écrit dans Gargantua, qui constitue avant tout un manifeste anticlérical, en 1534 :

«Le grand Dieu fit les planètes et nous faisons les plats nets.» 

À Chinon, le château domine la Loire
  • Joachim Du Bellay à Angers :

Avec son ami et partenaire Pierre de Ronsard, Du Bellay est sans doute le poète classique le plus connu et le plus étudié dans les écoles. Qui n’a récité Mignonne allons voir si la rose… de Ronsard, et Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage… de Du Bellay, poème écrit lors de son exil à Rome et qui témoigne de sa nostalgie pour sa bonne ville d’Angers à la lumière et au microclimat légendaires. Né à Liré, non loin d’Angers, en 1522, il est surtout connu pour son recueil Les Regrets, et pour avoir fondé La Pléiade avec Ronsard avec pour but de définir de nouvelles règles poétiques et rendre la langue française moins « barbare et vulgaire ». Maître du décasyllabe (vers de dix pieds) il meurt d’apoplexie à sa table de travail à 37 ans, en 1560. Lui qui revendiquait Plus que l’air marin la douceur angevine mais déjà semblait faire un aveu intime en écrivant dans un de ses derniers poèmes Plus l’homme est grand, plus il a de soucis.

  • George Sand à Nohan

Le moins que l’on puisse dire c’est que ce Val de Loire, réputé béni des cieux, s’est avéré être un creuset d’inspiration littéraire. Mais comment finir sans évoquer, et même si pour cela il faut traverser la Loire vers le sud et se diriger vers Lamotte-Beuvron (où les sœurs Tatin ratant leur tarte inventèrent la tarte Tatin) puis Nancay (et ses fameux biscuits au beurre) pour arriver en pleine, riche, féconde et mystérieuse terre berrichonne, à Nohant, en ce Berry plein de légendes et de sorcelleries, qui inspirèrent celle qui fut sans doute l’une des plus libre, audacieuse, talentueuse, aussi gourmande et jardinière qu’elle fut audacieuse, divorcée, mère monoparentale, amante fougueuse et passionnée jusqu’à la fin où elle prit pour ultime amant le meilleur ami de son fils de 30 ans son cadet, je veux bien sûre parler de George Sand. En s’éloignant des bords de Loire pour aller vers Ménetou-Salon (grand cru) et la magnifique ville de Bourges, capitale du Berry. Bourges, sa cathédrale, ses marais, son palais Jacques-Cœur (ville originelle de Jean-Christophe Rufin dont il faut au moins lire ou relire Le grand Cœur), on passe par cette terre vallonnée et âpre dans laquelle Aurore Dupin alias George Sand depuis sa prime enfance et jusqu’à sa mort, au long de sa vie épique, puisa son inspiration plurielle.

Il faut relire George Sand mais aussi visiter sa maison, son jardin, son potager et sa chapelle, à Nohant. Qui dit que son âme n’y flotte pas encore, chevauchant son cheval par les nuits de pleine lune comme elle aimait tant à le faire de son vivant?…

La semaine prochaine, l’Allemagne… Bon Voyage!