Mois : juillet 2020

L’Invitation au Voyage – 2 : Le Japon

Cascade de Nachi, haut-lieu sacré du shintoïsme japonais

Cette semaine, je vous convie au Japon… où je ne suis encore jamais allée ce qui ne me permet pas, comme je l’ai fait la semaine dernière pour l’Égypte, de croiser mes souvenirs personnels avec la vision d’écrivains. Je laisse donc la parole aux écrivains.  

Yukio Mishima ou la face sombre du Japon

De tous les écrivains du 20ème, et ils sont légion, Mishima est l’un de ceux, sinon dont le seul nom provoque la fascination, et donc l’incompréhension qui constitue l’autre versant de la fascination. Et cela en partie pour de mauvaises raisons. On est surtout fascinés, ébaubis, interdits par sa mort, par l’implacable et terrifiante mise en scène de son suicide, à 45 ans, en 1970, Marguerite Yourcenar, qui a écrit l’excellente biographie Mishima ou la vision du vide, en a été stupéfaite elle aussi et ira jusqu’à considérer que cette mort atroce et sublime à la fois est la plus grande œuvre de Mishima, celle qui a été le mieux préparée. Disant cela, Yourcenar, par ailleurs grande connaisseuse de la tradition japonaise et de sa littérature, a-t-elle voulu délibérément occulter l’œuvre littéraire de Mishima, pourtant abondante et éclectique? Ce serait dommage d’en arriver à cette conclusion. Car si Yukio Mishima a en effet mis en scène son seppuku (c’est le mot originel chinois pour dire suicide par éventration puis décapitation, aussi connu sous le nom harakiri) avec toute l’intransigeante minutie qu’exige ce rituel sacrificiel en pratique dans les sociétés samouraï à partir du 12ème siècle (et officiellement abandonné en 1868 ce qui n’est pas vrai dans les faits), il n’en a pas moins écrit, et donc laissé en héritage à l’humanité, tout une œuvre remarquable. Mais lui n’était pas satisfait de lui-même.

Son œuvre avait beau avoir fait l’admiration de la communauté littéraire internationale de son vivant, il avait beau avoir depuis sa prime jeunesse suscité l’admiration de ses professeurs, rien ne semble avoir vraiment restauré ce qu’aujourd’hui nous appellerions son auto estime, et que lui nommait, à l’instar d’un des fondements séculaires de la société japonaise, l’honneur. Yukio Mishima est déjà en soi destiné à le camoufler, à dissimuler la honte d’être ce qu’il est. Yukio Mishima est un masque comme il le dit dans Confessions d’un masque (par en 1949). Il n’a pas 20 ans lorsqu’il publie sa première nouvelle dans une prestigieuse revue littéraire japonaise. Ces professeurs l’admirent beaucoup et lui inventent le pseudonyme de Yukio Mishima afin de lui éviter les moqueries et représailles de ses camarades car la littérature a toujours été considérée dans la société nippone comme une activité efféminée. Pire, Mishima, parlant le français, l’allemand et l’anglais en plus du japonais, dévorait des auteurs comme Radiguet, Oscar Wilde ou Rilke, et admirait beaucoup la poésie japonaise classique, le waka. Il écrira de la poésie d’abord avant de se tourner vers la prose. Dans ces premiers écrits, La cigarette ou Le garçon qui écrivait des poèmes, il fait part des violences subies de la part de ses camarades. Pour le protéger et sans doute aussi protéger le fait qu’il continue à écrire, les professeurs du jeune Kimitake Horaoka (de son vrai nom) lui donnent donc un camouflage. Mais celui ne peut opérer contre son propre père, qui avait tellement honte de son fils.

Littéralement enlevé à sa mère par sa grand-mère maternelle durant toute son enfance, le petit Kimitake fut élevé par celle-ci à jouer à la poupée avec ses cousines et à masser le dos de sa grand-mère, dans une atmosphère violente (la grand-mère piquait de terribles crises de rage) délétère et ambiguë qui perdura jusqu’à ses douze ans, où il fut enfin autorisé à retrouver sa famille immédiate et notamment sa mère qui lui avait tant manqué. Pourquoi a-t-il été ostracisé? Pourquoi son père a-t-il si honte de ce fils chétif, maladif, sensible et attiré par la littérature? Parce que sans doute, il cumule là tous les présumés signes extérieurs de l’homosexualité. Le père le bat, déchire ses écrits, lui fait subir des tortures, tout cela dans le but de l’endurcir ou, comme on le disait en cette première moitié du 20èmesiècle, au Japon comme ailleurs, « pour en faire un homme ». Le père, militaire de carrière, n’est pas impressionné par le fait que son fils soit diplômé de l’université de Tokyo à 22 ans, ni qu’il devienne dans la foulée fonctionnaire du Ministère des Finances. Ce qui le révulse c’est que son fils ait été déclaré inapte pour faire son service militaire, et qu’il continue d’écrire alors que ça lui est interdit. Au final, dès sa première année comme fonctionnaire, le jeune Kimitake tombe vraiment malade et son père lève les bras de son cas, désespéré! acceptant qu’il démissionne pour se consacrer à l’écriture. Est-ce vraiment, étant donné les circonstances, une vraie victoire? C’en est une, une sacrée victoire même, mais Mishima la vit-il ainsi? L’onde de choc du mépris, des moqueries, des humiliations, des dénigrements subis ne va-t-elle pas perdurer, au dedans sinon au dehors?

Yukio Mishima devient pourtant héroïque. L’héroïsme spectaculaire, quasi mythique, devient sa forme de revanche. Mais n’est-il pas aussi la face surexposée de sa face cachée, immuable, la détestation de soi? Sans se lancer ici dans une décortication psychanalytique, il faut dire que des circonstances de sa petite enfance avec une grand-mère morbide, de son adolescence et sa jeunesse violente et torturée, et de l’occultation subie de l’amour maternel, Mishima garde le noyau dur qui caractérise son œuvre, dont lui-même parle dans son récit autobiographique Soleil et Acier (1968) : son vocabulaire luxueux et ses métaphores symboliques et baroques, sa capacité à fusionner les styles littéraires traditionnels japonais et occidentaux modernes, et aussi ses revendications obsessionnelles de la beauté, de l’érotisme et de la mort comme une seule et même chose. Éros et Thanatos unis dans une jouissance mortifère. Une œuvre abondante, pluriforme, violente, où affleure son homosexualité (par exemple dans Le Marin rejeté par la mer, 1963), son goût de l’ordre, sa fascination pour l’ordre, la discipline et le code d’honneur des samouraï (par son père il est associé à une puissante société samouraï seigneuriale qu’il met en avant), mais son nationalisme ouvertement d’extrême-droite (Patriotisme, 1960). Idéologiquement opposé à l’occidentalisation du Japon, Mishima a formé le Tatenokai, une milice civile non armée, dans le but avoué de restaurer le pouvoir à l’empereur japonais. Le 25 novembre 1970, Mishima et quatre membres de sa milice sont entrés dans une base militaire du centre de Tokyo, ont pris le commandant en otage et ont tenté d’inspirer les Forces d’autodéfense japonaises à renverser la Constitution japonaise de 1947. Lorsque cela a échoué, Mishima a commis un seppuku. Mais il n’était pas possible que cela fonctionnât, en fait et le seppuku était bien trop minutieusement préparé pour qu’il eut été spontané ou improvisé sur place. Et Mishima, malgré de nombreux prix, briguait le Prix Nobel de Littérature (à offrir à son père?) et en 1968, c’est plutôt son maître littéraire et ami Kawabata qui l’a obtenu. Kawabata prononcera d’ailleurs l’élégie funèbre de Mishima, mais lui-même se suicidera un an après Mishima, mais sans pompe, en ouvrant le gaz chez lui, et alors qu’il est beaucoup plus âgé que Mishima.  

Yukio Mishima, écrivain et athlète accompli

Un suicide, même aussi fascinant, aussi ritualisé et littéralement interprété comme s’il avait été un des films dans lesquels Mishima, devenu un véritable athlète au corps sculptural, a joué avec beaucoup de plaisir dans l’admiration suscitée. L’idée de voir ce corps vieillir a-t-elle été au-dessus de ses forces? Nous n’en sauront rien et de cette interrogation est né la remarquable biographie de Marguerite Yourcenar qui semble en effet plus intriguée par le personnage qu’était devenu Mishima que par son œuvre. C’est Yourcenar qui en substance dit, dans sa propre autobiographie Quoi? L’Éternité… que le plus grand roman de tous les temps, celui qui contient tous les autres et après lequel il n’y aurait plus rien à écrire est Le Dit du Genji de Murasaki Shikibu, œuvre majeure d’une écrivaine, dame de la cour du milieu de l’époque de Heian, au 11ème siècle. Tiens les femmes n’ont pas eu que des activités effacées au Japon? Oh que non, puisque dans l’esprit collectif, encore aujourd’hui, elles sont les artistes, les inspirées, les sages, et peuvent donc être considérées à la suite de Shikibu parmi les écrivains fondateurs de la nation. Cela rappelle que le Soleil, principe masculin, yang, s’il en est, est incarné au Japon par une figure féminine, Amaterasu, la déesse du Soleil (le Japon est le pays du Soleil levant, raison pour laquelle on ne l’oublie jamais dans la peinture traditionnelle, sous la forme d’un grand cercle rouge) dont descend l’empereur du Japon. Pour Yourcenar en tout cas, l’écrivaine du Japon c’est Shikibu et non Mishima même si elle salue aussi son talent éclectique, romans, récits, essais, théâtre, poésie, scénarios, articles engagés…. Au fond, Mishima n’est-il pas trop controversé, ambigu, même pour Yourcenar, homosexuelle, indépendante, libre-penseuse, nomade et érudite s’il en est?   

Il faut lire Mishima, au moins une fois. L’écriture est puissante, hypnotisante, profonde. Et ses romans laissent toujours dans la réflexion, bien après avoir refermé le livre. Il aura laissé un héritage important. Le matin même de sa mort, autre détail de mise en scène! il a mis le point final au dernier livre de sa tétralogie La mer de la fertilité parachevant ainsi son œuvre. Avec les années, il a été reconnu comme l’un des stylistes d’après-guerre les plus importants de la langue japonaise. Il a publié 34 romans, environ 50 pièces de théâtre, environ 25 livres de nouvelles et au moins 35 livres d’essais, un livret d’opéra et il a réalisé un film.

Le prix Mishima a été créé en 1988 pour honorer sa vie et ses œuvres. Le 3 juillet 1999, le musée littéraire Mishima Yukio a été inauguré à Yamanakako.

Un biopic de 1985 de Paul Schrader intitulé Mishima : Une vie en quatre chapitres décrit sa vie et son œuvre ; cependant, il n’a jamais été présenté au Japon, pourquoi? Un autre film, de 2012, intitulé 11:25 Le jour où il a choisi son propre destin relate quant à lui le dernier jour de Mishima heure par heure. En 2014, Mishima a été l’un des lauréats inauguraux de la Rainbow Honor Walk, une marche de la renommée organisée dans le quartier de Castro à San Francisco, soulignant les personnes LGBTQ qui ont « apporté des contributions significatives dans leurs domaines ».  Grand admirateur de Mishima, David Bowie a peint un grand portrait expressionniste de Mishima, qu’il a accroché dans sa résidence berlinoise.

Et si la réponse se trouvait dans sa tombe? La tombe de Mishima est située au cimetière de Tama à Tokyo. Une simple longue stèle sobre qui porte l’inscription Tombe des Hiraoka. Mishima a finalement jeté bas le masque. Kimitake a tué Mishima.

Représentation du seppuku traditionnel chez les samouraï

La question se pose : cette fascination pour la mort comme un passage de la vie (dans une société dont les deux religions majeures, shintoïsme et bouddhisme, sont réincarnationistes), la mort comme une ritualisation de l’honneur (si vous perdez l’honneur dans la vie, seule une mort honorable vous le rendra pour une meilleure réincarnation après un séjour auprès d’Amaterasu), la fusion éros-thanatos, l’érotisme n’a d’issue ultime et absolue que la mort (ce qui le postulat du romantisme), l’exaltation de l’exigence héroïque et du sacrifice par soumission et respect, est-ce que cela est propre à Mishima ou bien Mishima est-il une incarnation de sa société nippone traditionnelle, un étendart flamboyant et exceptionnel de celle-ci? On repense alors au butô, danse des ténèbres jaillie de la mort d’Hiroshima, au kabuki épique où volent les coups et les têtes. On repense surtout aux kami kaze (littéralement esprits du ciel : les kami, esprits de la nature qui sont au centre du shintô), ces aviateurs japonais qui durant la Seconde guerre mondiale lançaient leurs avions sur les navires américains sacrifiant leur vie pour retarder les expéditions meurtrières américaines (et bien sûr, le lien avec les kamikaze que nous connaissons aujourd’hui est tout à fait direct, honneur et sacrifice au nom d’une cause plus grande que soi…). Et on ne peut oublier le phénomène du kodokushi (littéralement la mort solitaire, qui semble avoir pris la place du seppuku) phénomène en expansion dans la société japonaise qui désigne des personnes mourant volontairement seules chez elles, et dont les corps ne sont découverts qu’après une longue période de temps. Le phénomène est décrit pour la première fois dans les années 1980 et est en expansion. On pense, on ne l’a jamais oublié le film L’empire des sens (coté Éros mortifère) et les films de Kurosawa (côté sociétés samouraï et code d’honneur) et la réponse affleure : le pays du Soleil Levant recèle une part nocturne édifiante. Fascinante voire même inaccessible, au fond, à nos esprits occidentaux. Dany Laferrière me l’avait dit en entrevue (pour moi l’ailleurs absolu c’est le Japon) avant d’écrire Je suis un écrivain japonais. Sofia Coppola en a un fait un superbe film, Lost in translation, et comment oublier les scènes japonaises, comme des coups de poing dans le ventre dans le film d’Inarritu Babel? Inaccessible alors, peut-être, mais inoubliable Japon, qui parle de la face cachée de l’humain. La mienne, la vôtre, la leur, la nôtre.

Jardin de pierres à Kyôto au printemps

Olivier Germain Thomas ou la face lumineuse du Japon

Comme le soleil éclaire la lune, comme se succèdent les saisons, comme toute face nocturne appelle sa face diurne, je ne veux pas présenter qu’un côté du Japon. Car il y a Olivier Germain Thomas, écrivain voyageur bien la longue et abondante tradition d’écrivains voyageurs français, qui avec son livre Le Bénarès-Kyôto (Prix Renaudot du Meilleur Essai 2007) m’a donné envie non pas seulement de comprendre le Japon mais d’y aller pur de vrai. Après des études de philosophie consacrées à l’art bouddhique en Inde, il a produit une œuvre abondante et plurielle, en connaisseur subtil des traditions religieuses capable comme personne de vous faire voyager au gré de sa plume tout en divulguant un enseignement spirituel pertinent. Outre ses livres, producteur à France-Culture, son émission For intérieur a été pour moi, comme pour beaucoup, une référence d’intelligence et de discussions sur le besoin de spiritualité et de sacré. Entre beaucoup d’autres choses, et alors que l’âge s’impose, cet homme malicieux, vif et communicatif vient aussi d’inaugurer une collection de récits de voyages Arpenter le sacré aux éditions Desclée De Brouwer, et de publier un récit La brocante de Mai 1968 sur ses souvenirs, de ce qui fut bon et moins bon, dans Mai 68 qu’il a intensément vécu de l’intérieur.

Revenons à la partie édifiante et enchanteresse qu’il consacre au Japon dans Le Bénarès-Kyôto (qu’il faut par ailleurs lire au complet, d’Inde au Vietnam, Laos, Chine et Japon, par voie terrestre uniquement). Mon livre, écorné, écrit en marges, souligné, avec moult papiers entre les pages etc… témoigne de ce que je m’y suis nourrie. À sa suite dans les monastères shintoïstes ou bouddhistes majeurs, pas forcément les plus connus mais les plus habités, les plus sacrés, toujours en des lieux uniques dans la montagnes de préférence à la mer, dans les jardins de pierres sèches, les temples, les cérémonies -, mais aussi sous la cascade purificatrice de Nachi, dans les traces de Bernard Franck (feu le plus grand japonologue français dont les cendres reposent désormais dans le temple de Tôji) et d’André Malraux et son guide et traducteur japonais Tadao Takémoto. Et, et surtout, toujours accompagné par les kami partout alentour, ces esprits surnaturels du shintô qui littéralement dans l’acception japonaise peuplent la Nature et vivent aux côtés des humains par l’intermédiaire même de la Nature.

D’un coup, à lire Germain Thomas, j’ai saisi l’évidence du but ultime de l’art traditionnel japonais : tenter de reproduire la Nature car rien, jamais, nulle part, ne peut être plus beau ou plus parfait et encore supérieur à elle. Nous humains qui selon une expression bouddhique sommes faits de « poussière et de vent », à quoi prétendre de plus qu’avoir essayé de rendre hommage à la Nature en la reproduisant.

Il écrit : « Échapper à l’ânerie qui consiste à polluer un jardin japonais avec des mots abstraits. Éviter également d’en visiter deux de suite. D’ailleurs, il n’y a pas à visiter un jardin, il y a à le vivre. C’est une affaire qui nécessite une disponibilité soumise à des humeurs. Les jardins retiennent, les jardins rejettent. (…) À propos des jardins secs sur lesquels on blablavasse, ne pas les traiter de jardins métaphysiques. Rien de plus physique au contraire que ces lieux clos habités de pierres dressées, sur une masse de cailloux ratissés. Ils représentent simplement la mer, une île, une montagne, une branche de pin. Aucun symbole, des reflets. Une messe. »

Il écrit : « Nulle part ailleurs l’homme n’a inventé un habitat capable à ce point de recevoir toutes les nuances de la nature. »

Il écrit, à propos de la fulgurance du haïku : « Le principe essentiel en matière d’art, que l’on retrouve dans la poésie de Sôgi, dans la peinture de Sesshû, dans l’art du thé chez Rikyû : faire des quatre saisons des compagnes. De ce que nous voyons, il n’est rien qui ne soit fleur, rien qui ne soit lune. »

Il écrit, à propos de la pudeur des fleurs de cerisier : « Elles annoncent le printemps qui est, avec l’automne des chrysanthèmes impériales, la plus agréable des saisons de l’archipel. Comme elles ne tiennent que quelques jours, elles ont un lieu avec le sens de l’éphémère au cœur du bouddhisme, et servent d’emblème aux samouraïs dont la vie ne tient qu’à un fil. Leur éclosion suscite chez les Japonais une frénésie qui s’exprime par fêtes, poèmes ou nuits blanches passées à guetter leur ouverture. »

Et de citer Bashô, un grand maître du haïku :

Remets au saule

Tout le dégoût,

Tout le désir de ton cœur

Et enfin, pour parler de la fleur de cerisier, symbole tout à la fois de l’éternel impérissable et de l’impermanence de l’éphémère, de la vie qui est cycle d’apparitions et de disparitions (ce qui m’a d’ailleurs inspiré mon roman Fleur de Cerisier, VLB, 2014), il cite cette fois le fondateur du théâtre Nô au 14ème s., Zéami : 

Cachée, la fleur est présente

Découverte, plus de fleur

Quand vous êtes au milieu d’un champ de fleurs en pamoison, rappelez-vous que vous êtes au milieu d’un cimetière car les fleurs qui ont fleuri sont celles qui ne fleuriront plus….

Ce à quoi Olivier Germain Thomas nous ouvre, Mishima le savait en profondeur de l’intérieur. Cet éternel éphémère se trouve d’ailleurs dans la dernière phrase qu’il a écrite avant son seppuku : La vie humaine est brève mais je veux vivre toujours. Or l’humain n’atteint l’éternité que par la mort. Ainsi, au Japon, part nocturne et diurne demeurent indissociables.

Ainsi s’achève notre voyage littéraire de cette semaine, en espérant qu’il vous a inspirés.

La semaine prochaine, nous partirons sur les traces de quelques écrivains voyageurs français. Bonne semaine à vous!

L’INVITATION AU VOYAGE : UNE NOUVELLE SÉRIE ESTIVALE

L’île Éléphantine sur le Nil à Assouan

20 juillet 2020 : L’INVITATION AU VOYAGE : UNE NOUVELLE SÉRIE ESTIVALE

Chers amis lecteurs, partons en voyage… et comme il reste délicat de partir réellement, je vous propose pendant les six prochaines semaines de parcourir six pays au travers du regard d’un écrivain du cru, ou d’un écrivain venu d’ailleurs qui a écrit sur ce lieu. Le voyage littéraire invite à entrer non dans un lieu mais dans l’esprit des lieux, pour toucher de l’intérieur un éclat de l’âme et de l’esprit de ce qui meut ceux qui y vivent. Ce sera forcément aussi au travers de mon propre regard puisque j’ai choisi les pays et aussi les livres pour en parler, et que je mêle ici souvenirs personnels et références littéraires, dans le but précisément de rendre ce voyage singulier.

Retrouvez-moi ici tous les lundis pendant 6 semaines.

Nous commençons par L’ÉGYPTE. Suivront le Japon, la France, l’Allemagne, l’Afrique du sud et Cuba jusqu’à la fin août.

Souvenirs d’Égypte

La felouque glisse sur le Nil vert, lisse et parfaitement silencieux comme un rêve éveillé. À mes côtés, mon fils de 3 ans somnole, épuisé d’avoir visité plusieurs tombes royales par une chaleur de plomb. Las de regarder les hiéroglyphes à la hauteur de ses yeux coincé entre les jambes des hordes de touristes et leurs guides qui piétinent sur place en attendant de pouvoir descendre vers la tombe, dans une assourdissante cacophonie multilingue, digne de Babel. Il sait désormais qu’en Égypte dans les monuments de l’époque des Pharaons, on ne monte pas, on descend, souvent à pic, sur des planches instables, et dans des lieux exigus. La semaine précédente, dans la pyramide de Khéops, il a été le seul à avoir pu se laisser glisser comme dans un toboggan jusqu’au labyrinthe en bas, le long du duquel il a aussi été le seul à pouvoir courir jusqu’à la chambre mortuaire pour me crier, à moi qui avançait pliée en deux, notre guide aux talons « Maman, il n’est pas là le pharaon ». Dans le sarcophage de pierre en effet, juste des canettes de coke, vides. Remontés à la surface, nous étions montés sur un dromadaire pour faire le tour des quelques arpents de sable qui subsistent encore autour des pyramides qui résistent encore à l’avancement inexorable du quartier de Gizeh. Car partout l’Histoire d’hier se déploie au milieu de la vraie vie d’aujourd’hui. À Saqqarah, pas tellement. Sa pyramide à degrés ne jouxte pas comme à Gizeh le cimetière musulman, mais se déploie à côté des colonnes d’un ancien temple et ouvre sur le désert à perte de vue, avec une température qui en ce mois d’août doit avoisiner les 50 degrés C. Mon fils ne s’y trompe pas, qui refuse cette fois de sortir de la voiture climatisée et du tonneau d’eau potable que nous transportons avec nous.

À Louxor non plus l’Histoire ne se mêle pas trop à la vie quotidienne des habitants. Pas trop du moins puisque la Vallée des rois et sa longue rangée de tombes royales est située sur l’autre rive du Nil, la rive ouest, celle où se couche le soleil et où donc les Anciens Égyptiens enterrait les morts pour ne pas les mêler aux vivants. Le fameux Livre de Thot, dieu de la mort du panthéon polythéiste égyptien, ou Livre des morts, que l’n date sans exactitude au 18ème s. avant notre ère, relate ce passage essentiel de la vie vers la mort, emporté par le Passeur sur la barque de Rê, le dieu du Soleil, pour traverser le royaume d’Osiris, principe nocturne du soleil diurne de Rê, et parvenir sur l’autre rive, celle du soleil couchant. Couchant et donc levant. Car à l’image du Soleil (et de la Lune puisque les Anciens Égyptiens étaient surtout adorateurs d’Amon, dieu de la lune, à tête de bélier, sous l’égide de son puissant clergé… Akhenaton, qui brièvement imposa le culte du soleil en paya le prix…), à l’image donc des luminaires, dont l’influence décide de la rotation de la nuit et du jour sur terre, toute chose vivante, dans la mystique ésotérique des Anciens Égyptiens, se couche et donc se lève, meurt et donc renaît. Les Anciens Égyptiens appelaient le Livre des Morts, le livre pour sortir au jour, textuellement pour renaître à un nouveau jour. D’abord au soleil nocturne d’Osiris pour que l’âme s’y régénère et purifie avant de renaitre au soleil de Rê dans une autre enveloppe charnelle. Il s’agit alors de bien connaître et de bien suivre les rituels funéraires tels qu’inscrits dans Le Livre. Les Anciens Égyptiens croyaient vivre sur un territoire sacré, appelé neter, seul lieu sur la terre où les dieux étaient en communion permanente avec les humains. Pour se réincarner sur ce neter, il fallait donc y mourir. Ainsi, par exemple, la pire condamnation qui pouvait être prononcée n’était pas empalé vivant, mais d’être exilé hors d’Égypte, promesse de voir son âme errer éternellement dans les limbes… À Louxor les humains vivent donc sur la rive est, tandis que la vallée où sont enterrés les anciens rois se trouve rive ouest. Ah mystique ésotérique de l’Ancienne Égypte… Une partie des rituels maçonniques est directement issue des Mystères Égyptiens qui occupent plus ou moins de place dans l’enseignement de cette fratrie selon la loge à laquelle on appartient. Ces Mystères de l’Égypte pharaonique constituent la première couche de mysticisme mais pas la seule, loin s’en faut, dans ce pays à nul autre comparable. Sans l’Égypte que serait le christianisme devenu? Pas seulement parce que Jésus après 40 jours dans le désert y trouva l’illumination, mais surtout parce que les Chrétiens fuyant la Palestine à la mort de Jésus y trouvèrent leur point d’ancrage entre le 2ème et le 4ème siècle avant de migrer vers la Grèce et de se fixer pour 11 siècles à Constantinople. Ermites, anachorètes, la mystique chrétienne naquit dans le désert d’Égypte avant de migrer vers celui d’Anatolie. La conquête arabe débutant en 640, au fil des siècles suivants, Le Caire deviendra un haut lieu de la brillante civilisation fatimide et haut lieu de l’islam sunnite mais sans exclure la mystique cette fois musulmane, soufie. L’Égypte, terre mystique, c’est-à-dire d’une forme de lien particulier avec le grand plus que l’humain, par-delà même toute dimension religieuse? Sans doute, parmi d’autres lieux dans le monde, oui, sans doute.

Pensais-je à tout cela, assise dans la felouque qui nous ramenait rive est, après la visite des tombeaux des rois? Pas du tout. Ce bateau très plat à une voile, indissociable du Nil, n’était pas conduit par le Passeur, heureusement pour nous! mais par un vieil Égyptien à la peau cuivrée, recuite par les rayons de Rê, vêtu d’une traditionnelle jalabiya blanche, cigarette aux doigts, sourire aux lèvres. Il nous ramène vers le bateau luxueux dans lequel nous « descendons » le Nil (en vérité nous le remontons puisque le fleuve coule vers Alexandrie pour se jeter dans la Méditerranée). À Louxor nous sommes environ à mi-parcours depuis Le Caire. Demain, mon fils ne sera pas content : nous irons encore en plein désert à Deir el-Bahari, admirer le temple du seul pharaon féminin de l’histoire, Hatchepsout. Il préférerait, on le comprend, passer la journée dans la piscine du bateau qui nous conduit vers Assouan. Après Assouan, le Nil devient un filet à cause du barrage judicieusement installé par Nasser. D’Assouan, il faut rouler, longtemps, jusqu’au fabuleux site d’Abou Simbel dédié à la déification de Ramsès II et sa statuaire à perte de hauteur. Bouche bée, tel est l’effet Abou Simbel, mais aussi Assouan. C’était il y a 30 ans et depuis j’ai vu d’autres lieux qui m’ont laissé sans voix ni déglutissement. Mais les images, les sensations d’Assouan demeurent puissantes, à part, le jardin paradisiaque qu’est l’île Éléphantine, la vue depuis le mythique hôtel Old Cataract (au moins y boire un verre), le temple de Philae. Mais aussi ce que j’ai personnellement toujours préféré à tout, où que j’aille dans le monde, et là en l’occurrence à Assouan, comme au Caire, à Louxor sur la rive est arabe, ou même à Alexandrie : les rues et dédales où se perdre, à défaut de se fondre, dans la vie quotidienne de ceux qui habitent là.

À défaut d’y vivre ou au moins d’y être intégré pour une raison ou une autre, nous restons forcément touristes, à la porte précisément de ce qui meut ce lieu, et de ce qui se meut dans ce lieu. Bien sûr, et c’est déjà bien, et puis comment faire autrement? Nul ne peut être de partout, hélas… Et puis, si la littérature signe notre appartenance à l’humanité, elle nous y donne accès de l’intérieur.

Le Caire de Naguib Mahfouz

Le Caire, capitale de l’Égypte, témoigne de la grandeur de la civilisation arabe depuis 641 et qui fut longtemps pour l’ensemble des peuples arabes du pourtour méditerranéen un phare culturel, où s’est déployé le cinéma, la musique, le savoir aussi, avec plusieurs universités réputées.  

Lorsque naît Naguib Mahfouz, en décembre 1911, l’Égypte est une colonie britannique depuis 1867, après avoir été ottomane depuis le début du 16ème s. puis brièvement française. Après que la Grande-Bretagne reconnaît son indépendance en 1922, s’instaure le Royaume d’Égypte mais le pays demeure sous l’occupation militaire britannique jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale, et surtout la révolution égyptienne menée par Gamal Abdel Nasser en 1952, qui signe la véritable indépendance du pays et préside à de grands changements sociaux économiques et culturels.

Ces quelques repères sont importants pour suivre le déploiement du cheminement de Naguib Mahfouz comme écrivain emblématique de la littérature contemporaine égyptienne de langue arabe, incarnant par sa vie et son œuvre les changements sociaux successifs de son pays et surtout de la vie du peuple égyptien auquel il a consacré son œuvre abondante, couronnée par le prix Nobel de la littérature en 1988. Issu d’une famille de la petite bourgeoisie, il a grandi dans les ruelles du quartier populaire de Gamaliyya près du souk du Khan al-Khalili. Après des études en littérature, il devient fonctionnaire et décide de se consacrer à la réécriture romanesque de l’histoire du peuple égyptien, en commençant bien sûr par la période pharaonique. Pour tout dire, ça n’intéresse personne. En cette fin des années 1930, le peuple égyptien n’en finit pas de subir les aléas du royaume monarchique en place puis de la domination britannique qui se durcit avec l’éclatement de la Seconde guerre mondiale. Dans la veine réaliste qui lui est chère, Mahfouz écrit alors pour témoigner du quotidien complexe dans le quartier populaire qu’il connait bien pour y avoir grandi. Il compte une dizaine d’œuvres à son actif à la fin des années 1940, mais toujours aucun succès.

Juste avant que ne s’opère la révolution nasserienne qui signera la revanche du peuple égyptien, l’affirmation de son identité arabe, le départ subséquent des étrangers qui formaient jusqu’alors la vie égyptienne cosmopolite, Mahfouz lui aussi opère une réflexion et une révolution littéraire. En ce sens l’histoire de son œuvre colle à l’histoire de son pays. En deux ans, de 1950 à 1952, il écrit une trilogie de quelque 1500 pages, La trilogie du Caire, dont chacun des trois tomes porte le nom d’une des rues où il a vécu enfant. Située entre le début de la Première guerre mondiale et la chute du Royaume d’Égypte, cette saga familiale foisonnante, dans une langue fleurie et réaliste à la fois, rend profondément hommage au peuple cairote et à son art de vivre quotidien, tout en exaltant les grands sentiments, filiaux et amoureux. Ayant fini sa trilogie, il arrête d’écrire pendant dix ans, devenant scénariste pour le cinéma en pleine expansion. Et il ne trouve pas d’éditeur qui accepte son œuvre, décidant tout comme Proust, Balzac ou Tolstoï avant lui, de s’auto-publier. On verrait bien. On vit bien. La trilogie du Caire paraît en 1957 et fait reconnaître Naguib Mahfouz comme L’écrivain qui a placé le peuple égyptien sur la mappe du monde littéraire, et l’Égypte comme un pays dont la littérature contemporaine comptera désormais.

Mahfouz a alors 46 ans et ce succès de la maturité ne lui tourne pas la tête. Pas assez pour qu’il se la boucle ou se détourne de ce qu’il considère comme sa mission d’écrivain, témoin des mouvements et changements qui traversent la vie des différentes strates de la société égyptienne contemporaine. Ce début des années 1960 voit le peuple mécontent des dérives autoritaires de Nasser, par ailleurs père sauveur de la nation. Mahfouz s’attèle à un roman allégorique, loin du style réaliste qu’on lui connaissait : Les fils de la Médina. Interdit de publication, il sera publié à Beyrouth en 1967, mais son nom est célèbre et le peuple le voit définitivement comme une voix et un soutien. C’est aussi en ce milieu des années 1960 qu’il inaugure son cycle philosophique de trois romans. Dans Le Mendiant en particulier, il met en scène la chute troublante d’un avocat cairote à la mi quarantaine, enrichi, bien installé et père de famille respecté, mais désespéré. Ayant perdu le sens de l’existence et que seul réconforte le fait que sa fille aînée écrive de la poésie comme il le faisait lui-même dans sa jeunesse. Le fait que sa femme, obèse, soit à nouveau enceinte, qu’il sorte toutes les nuits avec de jeunes beautés, que tous l’envient, ne parviendra pas à l’empêcher de perdre tout goût à la vie, se retirant finalement pour mourir dans une pure crise mystique, proche des descriptions des crises d’extase des mystiques chrétiens dans le désert. Il y a selon ma lecture dans Le Mendiant une critique sans merci de la nouvelle génération cairote enrichie et occidentalisée complètement coupée aussi des fondements humanistes, philosophiques voire mystiques de la tradition égyptienne millénaire, par-delà même les religions successives. L’Égypte moderne aurait-elle perdu son âme? À lire ce cycle philosophique, on peut se poser la question, sans oublier d’y lire aussi la trace des grandes questions métaphysiques, plus que strictement religieuses, indissociables de l’approche de la soixantaine.

Réhabilité après la vive polémique des Fils de la Médina, Mahfouz entre en politique et se soit confier la direction de diverses institutions culturelles jusqu’à sa retraite en 1971, sans jamais cesser d’écrire. Dans le Khan al-Khalili de son enfance, il élit l’un des cafés, le café Karnak, comme bureau. Il écrit des romans, des nouvelles mais aussi des articles très engagés.

Et puis arrive le drame. À 84 ans. Alors qu’il rentre chez lui dans la voiture du grand quotidien cairote où il signe une chronique politique chaque semaine, il est poignardé au cou alors qu’il descend de la voiture devant chez lui. Sauvé de justesse, il récupère mais le coup a été rude. Pourquoi? Comment, en ce milieu des années 1990, dans une Égypte elle aussi aux prises avec une poussée intégriste, ne serait-il pas la cible de fanatiques? Il milite pour la laïcité, appelle de ses vœux un islam qui encourage la science, refuse le fanatisme et prône la coexistence des communautés ainsi que, suprême offense, la réconciliation avec Israël, qui a déjà couté la vie au président Anouar el-Sadate en 1981. « La haine procède du diable, mon fils » écrit-il dans Récits de notre quartier, « mais l’homme est une étrange créature ». Depuis 1983, il s’était engagé résolument contre la toute-puissance religieuse et la dictature qui règne dans son pays, rappelant ainsi que la figure de l’écrivain comme héraut du peuple constitue une tradition culturelle arabe.

Le peuple qui le lui rendit bien à cette occasion. Déjà à moitié aveugle, et de plus victime de cet odieux attentat à l’arme blanche, Mahfouz a déchaîné les foules, le peuple accouru par centaines à l’hôpital pour donner son sang… Avoir choisi et rappelé le mysticisme millénaire égyptien contre le fanatisme religieux a failli emporter Mahfouz mais il n’est pas mort, son message n’en aura été que renforcé. Il s’est éteint à 94 ans, en 2006. Il n’aura pas vu la plus grande révolution populaire qu’ait connu l’Égypte, celle de janvier 2011. Peut-être lui aurait-elle plu…

Alexandrie vue par Lawrence Durrell  

Aujourd’hui, quand on dit Alexandrie pense-t-on à Alexandre le Grand, son fondateur (qui essaimera d’autres Alexandries comme des pierres blanches au long de son parcours conquérant jusqu’en Bactriane)? Il y a peu de chances. On entend plutôt chanter Claude François et danser ses Clodettes, on piste l’effluve de Rose Alexandrie d’Armani, on se souvient soudain qu’il y eut là un phare, une bibliothèque jadis et une Grande bibliothèque aujourd’hui, à l’image de celle que nous avons à Montréal… On sait tout de même qua ville est située sur la Méditerranée et qu’elle en demeure un des ports principaux. Mais pour autant, Alexandrie fait-elle encore rêver? Comment le pourrait-elle?

Cette grande cité grecque, romaine puis chrétienne fut délaissée dès la conquête arabe de 641 pour plus de mille ans : « J’ai pris, écrit alors le général arabe Amr dans un message au calife, une cité dont je peux seulement dire qu’elle contient quatre mille palais, quatre mille thermes, quatre cents théâtres, mille deux cents marchands de fruits et légumes et quarante mille juifs. » Négligée par les Arabes tandis que s’était envasé le lac Maréotis, qui n’était plus alimenté par les eaux du Nil, coupant ainsi Alexandrie de tout le réseau hydrographique de l’Égypte, la cité d’Alexandre était devenue méconnaissable et, lorsque débarqua Napoléon, elle ne comptait plus que des ruines et seulement quatre mille habitants, et presque plus aucun juif… Le Caire, la belle Arabe, témoigne de la grandeur de la civilisation qui l’a élevée. Mais c’est une civilisation orientale et terrienne, loin de la civilisation méditerranéenne qui a élaboré Alexandrie. Oublier pour autant Alexandrie, porteuse de l’histoire méditerranéenne de l’Égypte? Certes pas. L’occasion plutôt de rappeler un monument de la littérature mondiale : le Quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durrell.

Alexandrie, belle endormie réveillée par Napoléon, fortement remise sur la sellette comme cité qui comptait durant la dernière partie de l’empire ottoman, puis surtout durant la colonisation britannique, et jusqu’à la Révolution nassérienne de 1952. Lawrence Durrell, l’écrivain voyageur, était britannique, mais par les colonies, de préférence. Né à Jalandhar, dans les Himalayas britanniques, en 1912, il n’aime que les îles grecques et le bleu incomparable de la Méditerranée. Échoué là, en pleine guerre, en 1941, à quelques dizaines de kilomètres des combats, dans la ville la plus cosmopolite qui soit, comme attaché de presse pour le British Information Office, poste qui lui sert de « couverture » pour s’inspirer de la vie de la ville et gagner sa vie. Il épouse une Juive, sa deuxième épouse sur une série de quatre, qui lui servira d’inspiration pour le personnage de Justine (le plus fascinant à mon avis mais chaque lecteur a son préféré) titre du premier tome qui inaugure le Quatuor. Suivront Balthazar, Mountolive et Cléa. Quatre livres parce qu’il veut écrire sur les méandres de l’amour (or en anglais love s’écrit en quatre lettres) sur les voltes, virevoltes, retours, atours, détours et quatre fois la même histoire et les mêmes évènements racontés de quatre points de vue différents. Fascinante construction (qui a inspiré Milan Kundera pour L’insoutenable légèreté de l’être) et fascinante écriture, miroitante et embourbante comme le lac Maréotis, embourbée de poussière, de lumière et de lourdes saveurs, une écriture qu’il qualifie lui-même de gnomique, sous forme de sentences, de maximes et de préceptes. À moins qu’il n’ait adopté volontairement la verve et le ton des conteurs orientaux pour se laisser emporter dans ce fourmillement d’intrigues, d’amours, de mystères et de meurtres, à travers la grande toile d’araignée d’une société décadente près de disparaître? Et qui d’ailleurs disparaît.

«Cinq races, cinq langues, une douzaine de religions; cinq flottes croisant devant les eaux grasses de son port. Mais il y a plus de cinq sexes, et il n’y a que le grec démotique, la langue populaire, qui semble pouvoir les distinguer. La provende sexuelle qui est ici à portée de la main déconcerte par sa variété et sa profusion» écrit-il dès les premières lignes de Justine pour entraîner le lecteur dans cette divagation dans le labyrinthe de la mémoire et de l’imagination pour une ville plus fantasmée que réelle. Alexandrie, ville des sectes et des évangiles, qui ne put jamais mettre en doute l’existence de Dieu, épicentre des mysticismes qui s’y succèdent au fil des courants de la pensée alexandrine : les juifs traducteurs de la version des Septante, les néoplatoniciens avec Plotin, les chrétiens, enfin, depuis le gnosticisme jusqu’aux hérésies alexandrines, interrogations métaphysiques, toujours, sur le lien de Dieu et de l’homme. Interrogations qui sont d’ailleurs celles de Balthazar le cabaliste et de Nessim le copte dans le Quatuor, portrait de l’intérieur de cette ville immortelle, immobile, où on a l’impression que le temps ne passe pas, mais où le tourbillon de la vie accorde aux personnages plusieurs pièces sur un échiquier où on ne disposerait pas de toutes les pièces.

Le Quatuor d’Alexandrie, le grand œuvre de Durrell qui l’écrit après avoir quitté la ville dès 1945 pour vivre successivement à Rhodes puis Chypre, puis en Argentine pour finalement s’établir en France jusqu’à sa mort en 1990. Installé en Provence, il écrit le dyptique La Révolte d’Aphrodite puis le Quintette d’Avignon, ainsi que plus d’une vingtaine de d’autres romans, recueils de nouvelles et récits de voyages. Pour la faune littéraire parisienne, Durrell est définitivement associé à la célèbre librairie anglophone Shakespeare & Co situé en face de Notre-Dame, où on pouvait venir l’écouter lire ses livres une fois par semaine, presque jusqu’à la fin. L’écrasante notoriété du Quatuor a néanmoins occulté le reste de son œuvre, du moins pour le grand public.

Marie d’Égypte ou l’illumination au désert par Jacques Lacarrière

Alexandrie c’est aussi le point de départ pour l’unique route droite qui traverse le désert du Sinaï vers le Canal de Suez (c’est ici en vérité que l’on entend chanter Claude François) et le célèbre monastère de Sainte-Catherine sur le mont Sinaï.

Le désert, le lieu même du mysticisme chrétien. Jacques Lacarrière, grand amoureux de la Grèce et aussi grand écrivain marcheur devant l’Éternel, a consacré un sublime court roman, Marie d’Égypte, d’une intensité et d’une tension sensuelle qui n’a d’égales que l’intensité et la tension spirituelle qui conjuguées l’une à l’autre sous le soleil hallucinant du désert égyptien (dit blanc car blanchi littéralement de soleil) conduisent à l’illumination et à la fusion avec Dieu (Christ est Soleil). Lacarrière réussit ici à donner sa version intime et romancée du personnage historique de Sainte Marie d’Égypte, ancienne prostituée d’Alexandrie, qui en ce 4ème s. qui marque le tournant du christianisme vers la Méditerranée, part dans le désert à la recherche de l’Infini qui la délivrera de ses remords, de son matérialisme, et de toute turpitude humaine. Pas si loin, en vérité, du personnage d’Omar dans Le Mendiant de Mahfouz.

Constantin Cavafy, le poète d’Alexandrie

Au terme de ce premier voyage littéraire au cours duquel j’ai tenté d’évoquer ma vision de l’Égypte au travers du choix de visions d’autres écrivains, et que j’espère vous avez apprécié, ce serait crime de vous laisser sans évoquer une figure incontournable d’Alexandrie (qui forcément inspira Durrell), celle du poète Constantin Cavafy. Né en 1863 à Alexandrie de parents originaires de Constantinople, Cavafy fut fonctionnaire au Ministère des Travaux Publics et journaliste, et poète, quasi inconnu de son vivant. Mort en 1933 sans jamais avoir quitté sa ville, il est désormais considéré comme une des figures les plus importantes de la littérature grecque du XXe siècle (ça me fait penser à José Marti, le poète cubain de la fin du 19ème s. mort inconnu et aujourd’hui glorifié depuis la réhabilitation de ses écrits révolutionnaires par Fidel Castro, nous en parlerons forcément lors de notre sixième et dernier voyage littéraire à Cuba, à la fin août).

Cavafy dont le poème Ithaque, que j’ai découvert à l’âge de 23 ans, trône toujours dans tous les lieux que j’ai habités depuis lors, comme une sorte de guide de route. Le voici pour finir ce voyage, dans la traduction de Marguerite Yourcenar.

Marguerite Yourcenar qui fait le lien avec notre prochain voyage, car elle a aussi écrit une remarquable biographie de Yukio Mishima, le grand écrivain japonais contemporain qui sera notre guide vers le voyage littéraire du lundi 27 juillet, au Japon.

Ithaque 

Quand tu partiras pour Ithaque, souhaite que le chemin soit long, riche en péripéties et en expériences. Ne crains ni les Lestrygons, ni les Cyclopes, ni la colère de Neptune. Tu ne verras rien de pareil sur ta route si tes pensées restent hautes, si ton corps et ton âme ne se laissent effleurer que par des émotions sans bassesse. Tu ne rencontreras ni les Lestrygons, ni les Cyclopes, ni le farouche Neptune, si tu ne les portes pas en toi-même, si ton cœur ne les dresse pas devant toi.

Souhaite que le chemin soit long, que nombreux soient les matins d’été, où (avec quelles délices!) tu pénétreras dans des ports vus pour la première fois. Fais escale à des comptoirs phéniciens, et acquiers de belles marchandises : nacre et corail, ambre et ébène, et mille sortes d’entêtants parfums. Acquiers le plus possible de ces entêtants parfums. Visite de nombreuses cités égyptiennes, et instruis-toi avidement auprès de leurs sages.

Garde sans cesse Ithaque présente dans ton esprit. Ton but final est d’y parvenir, mais n’écourte pas ton voyage : mieux vaut qu’il dure de longues années et que tu abordes enfin dans ton île aux jours de ta vieillesse, riche de tout ce que tu as gagné en chemin, sans attendre qu’Ithaque t’enrichisse.

Ithaque t’a donné le beau voyage : sans elle, tu ne te serais pas mis en route. Elle n’a plus rien à te donner. Si tu la trouves pauvre, Ithaque ne t’a pas trompé.

Sage comme tu l’es devenu à la suite de tant d’expériences, tu as enfin compris ce que signifient les Ithaques.

À bientôt!

Aline