Aline Apostolska

Série Du beau monde Aline Apostolska Snapshot 4 : Dominique

«Que tu es belle ! »

Je sursaute puis me fige, tenant à deux mains mon plateau. Un repas macrobiotique, copieux mais sain. Marie-France, mon amie et éditrice de chez Calmann-Lévy, dont les bureaux sont situés rue Auber, non loin de l’Opéra, insiste pour m’inviter régulièrement à la cantine de cet illustre édifice afin que nous nous nourrissions au mieux, moi et mon fils, dont elle sera la marraine.

En cette fin mars 1988, ma gestation arrive à terme. Dans un mois, mon premier enfant apparaîtra, apprendra l’air, la lumière et prendra sa place parmi nous. Je ne me sens pas belle, non, pas du tout. Je me sens lourde, je me sens gauche, et surtout paniquée.

La voix appelle à nouveau derrière mon dos. Je me retourne et le vois, souriant avec un drôle d’air.  Dominique. Dominique Bagouet. Mon plateau dans les mains, je me plante devant lui, tellement interloquée que je ne sais pas quoi lui dire. Lui fixe mon ventre habité, mis en valeur par une robe de camaieu de bleus, en fine laine douce. Je me souviens de la robe tout à coup.

Cette scène improbable, pourquoi remonte-t-elle à ma mémoire, alors que depuis si longtemps, elle s’était  tapie dans un recoin de ma conscience ? Nous sommes mi- décembre 2022. Récemment, j’ai reçu un communiqué du Centre chorégraphique national de Montpellier rappelant que Dominique Bagouet était mort le 9 décembre 1992, à quarante et un an. Cette scène a alors instantanément quitté les coulisses de ma mémoire pour s’imposer à l’avant-scène. Ça s’est mis à danser devant mes yeux, comme un film que sans le savoir je n’aurais jamais mis sur pause, malgré les décennies passées. La danse de Dominique Bagouet. Une diagonale dessinée au cordeau, dans une impeccable architecture de l’espace. Avec une attention particulière à la gestuelle du haut du corps (influence indienne), les bras surtout, une amplitude ronde d’une envergure singulière, et puis un port de tête, et des regards tissés comme des liens, et des jambes comme des compas, en pliés latéraux (influence du classique), beaucoup de cérébralité au fond, mais tellement de sensualité aussi, les textures, les couleurs, les découpes des costumes, la musique contemporaine (Pascal Sapin), une minutie et une précision notée dans ses carnets pas par pas (une chance), un goût littéraire certain (Emmanuel Berl entre autres).

En 1988, j’étais devenue la journaliste de danse que j’ai continué à être, en France puis au Québec. J’écrivais dans Globe, Pour la danse, Danser, je sillonnais la France, de ville en ville, d’un théâtre à l’autre, de spectacle en spectacle, de festival en festival, et puis j’ai découvert d’autres territoires de danse, l’Allemagne, la Belgique, bientôt le Québec où se déploiera ma connaissance de la danse contemporaine internationale. Un long parcours d’entrevues, d’articles, de voyages de découvertes à la rencontre de chorégraphes, d’interprètes, après l’Europe les États-Unis, l’Afrique du nord, jusqu’en Afrique du sud. Une passion devenue un métier. Tout un métier, jusqu’à ce qu’on m’offre l’opportunité incroyable de lier littérature et danse et que j’ai la chance de moi-même concevoir et même d’interpréter des spectacles à Montréal.

Évoquer mon parcours c’est d’abord évoquer l’extraordinaire déploiement qu’a connu la danse contemporaine depuis quelque quarante ans, mais je veux ici rappeler combien, de tout cela, Dominique Bagouet fut non seulement un fleuron, mais un pionnier visionnaire.

Rappel. À la nouvelle ère socialiste née en mai 1981, il fallait un nouvel emblème artistique. Il importait à Jack Lang que la France ajoutât un fleuron inédit à sa longue tradition artistique. Ce sera la danse contemporaine. Les moyens furent donnés pour que se déploie une nouvelle génération de chorégraphes contemporains, une génération exceptionnelle en ce flamboyant début des années 80. Les Gallotta, Saporta, Chopinot, Découflé, Larrieu, Marin… En presque tout, néanmoins, Dominique Bagouet fut le premier. Il fonda le premier Centre chorégraphique régional (puis national) de danse contemporaine, installé à Montpellier, puis le Festival qui en naquit. Il fut le premier à imposer musique et vocabulaire chorégraphique contemporain. Le premier à attirer le grand public, à remplir des salles désireuses de découvertes, le premier à avoir une compagnie d’interprètes à plein temps, à former de futures générations de chorégraphes internationalement connus (Prejlocaj entre autres), le premier à léguer grâce à ses Carnets un répertoire contemporain. Transmettre un répertoire classique paraissait évident, mais on pensait cela impossible avec le contemporain. Il fut l’un des premiers à mettre une écrivaine qui lisait son texte sur scène, ce qui par la suite est devenu tout à fait banal. L’un des premiers à travailler avec des cinéastes (Charles Pick) pour faire des films avec ses propres danseurs à partir de ses pièces, le premier à créer des pièces pour d’autres compagnies que la sienne. Le premier aussi, à avoir créé une pièce contemporaine pour les danseurs, de formation classique comme il l’avait été lui-même, de l’Opéra de Paris (le GRCOP).

Et d’ailleurs, au moment de notre rencontre de mars 1988, s’il déjeune à la cantine de l’Opéra c’est précisément parce qu’il y répète avec le groupe de recherche contemporaine de l’Opéra, à l’invitation de la direction. Plusieurs de ses œuvres se trouvent aujourd’hui au répertoire de la troupe de l’Opéra. Il a été le pionnier et son œuvre s’est transmise, s’est déployée et a continué de rejoindre, avec une impérissable modernité, plusieurs strates de nouveaux publics, après sa disparition. Il est bien temps aujourd’hui de souligner combien sa création s’est transmise et a essaimé. Mais il y a autre chose. Derrière cet hommage au chorégraphe qui appartient à l’Histoire de la danse contemporaine, se cache une autre histoire. Une histoire intime, secrète, une histoire derrière l’histoire. Une histoire qui m’a déterminée.

Lors de cette rencontre fortuite à la cantine de l’Opéra, nous ne parlons pas de danse. Il me félicite pour mon enfant, mon livre. Et qu’est-ce que je fais là ? J’ai rendez-vous avec mon éditrice et amie, et marraine de mon fils, lui dis-je. Et lui ? Il répète avec le GRCOP, mais ce n’est pas tout. Tu ne vas le croire, me dit-il. J’attends Hervé. Je me fige. Hervé. Je n’ai plus faim tout à coup. C’est fou, me dit-il. Je ne l’ai pas revu depuis longtemps et voilà que j’ai rendez-vous avec lui justement aujourd’hui, ici, et tu es là. Suis-je suis là vraiment ?

Retour quelques années auparavant, au point de départ. Mai 1981, je fête mon vingtième anniversaire. Je viens de rentrer de Londres où j’ai passé un an, j’étudie l’histoire à Jussieu, et je m’ennuie. Une nouvelle ère néanmoins se profile avec la victoire socialiste. J’y crois, moi aussi j’ai voté Mitterrand. Il y a une autre formidable nouveauté : les radios libres. Je veux en être. Je concocte un démo et me rend bille en tête dans une radio libre située derrière les Buttes Chaumont, Radio Gilda. J’ai entendu dire que cette radio était liée au Parti socialiste et je me dis que j’y trouverai une place.  Un homme d’une quarantaine d’années me reçoit, écoute mon démo, m’intègre dans son équipe. Il se prénomme Hervé. Qu’est-ce que je vais faire ? Tout. J’apprends tout sur le tas avec une équipe de journaliste aguerris. Des reportages, des critiques, des billets, des chroniques, une émission sur l’Histoire des noirs, une autre en direct avec des détenues de la prison de Fresnes. Il y a une fille qui anime une émission de danse contemporaine. Ça m’intrigue. Je n’y connais rien, mais je l’écoute attentivement. Pour moi, la danse, c’est mes nuits au Palace et au Balajo et mes cours hebdomadaires avec Elsa Wolliaston. J’ai aussi un petit ami, Franck, qui étudie l’édition et fait de la radio lui aussi. Il interviewe de grands chanteurs populaires, Gainsbourg, Bashung… pour Radio Mégal’O, dans son studio perché dans la tour de la Porte Maillot. Une époque formidable. Formidable, et je pèse mes mots. On vit un rêve éveillé. On ne voit rien se profiler à l’horizon, sinon une suite de lendemains qui chantent et qui jamais ne déchanteront. Croit-on. On était à fond dans la foi au début des années 80 à paris, en France, jusqu’à ce que tout se déglingue.

Franck m’annonce qu’il part pour Montpellier, il a rencontré quelqu’un, quelqu’une à vrai dire. Qu’il mette brutalement fin à une jolie relation de quelques années, passe encore, mais Montpellier ? Pourquoi Montpellier, m’étonnais-je en bonne Parisienne très Paris-centrée. Ça là que ça se passe, me dit-il, puis s’en va. On se verra quand tu viendras, ajoute-t-il, et je me demande bien pourquoi j’irais là. Pour des vacances peut-être ? En tout cas, je réponds aux avances insistantes d’Hervé et rapidement habite à mi-temps chez lui, rue Tiquetonne, à Beaubourg. J’adore le quartier et puis c’est bien plus proche de la fac, de la radio et de toutes mes activités diurnes et nocturnes. On me dit qu’il couche avec une autre fille de la radio, et d’autres sans doute, des hommes aussi, ça ne m’étonne pas. Je ne suis pas très amoureuse, mais je vis une formidable relation dans laquelle j’apprends continuellement des choses, découvre des horizons, rencontre des gens. Et puis Hervé est une personne intense, c’est peu dire. Pas vraiment beau, maigre, un peu voûté, mais un magnétisme indescriptible et inévitable. Une voix envoûtante. Professeur d’informatique aux CNAM, brillant, cultivé, l’esprit critique toujours aux aguets, sans merci. Qui joue du saxophone. Peint. Il est baba devant Jean-Hugues Anglade auquel il ressemble en plus vieux, même dégaine nerveuse, même débit, même regard laser. Il adore Chéreau et revoit L’Homme blessé tous les jours pendant plusieurs semaines. C’est sa blessure. Il a toujours voulu être comédien, être artiste, être reconnu comme artiste. Il souffre d’être un artiste un peu raté, marginal, méconnu. aurait tant voulu être un artiste reconnu comme tel. Moi j’écris. Il lit. Il m’encourage. Je continue. Tout le temps où je ne le vois pas, je lui écris.

Il commence bientôt à partir tous les week-ends. On est en 1983. Et où va-t-il ? À Montpellier ! Qu’est-ce qu’ils ont tous avec cette ville ? C’est la plage, la vieille ville, la vibe comme on dirait aujourd’hui ? C’est Bagouet, me dit-il, il est extraordinaire. Et quand Hervé dit de quelqu’un est extraordinaire… D’ordinaire personne ne passe à travers les mailles de son cynisme aiguisé.  Je suis sans doute jalouse, là, pour le coup. Bagouet ? Je décide d’y aller voir. Je vais à Beaubourg et visionne les vidéos danse de Charles Pick. Alors ça a lieu. Il se produit quelque chose d’aussi inattendu que puissant : je tombe littéralement les pieds dans l’athanor de la danse contemporaine, amoureuse de la danse contemporaine que je découvre à travers les œuvres de Dominique Bagouet. Je veux en être. Dès lors, mon but est de devenir journaliste de danse. Dont acte. La relation avec Hervé se défait, rien de grave, on se voit sporadiquement, on reste amis-amants, comme ça se faisait tant à cette époque. Je m’installe non loin de chez lui, rue Chapon.

Été 1984, j’ai 23 ans, ma cousine et moi allons partir en Italie pour les vacances. Hervé m’appelle et me donne rendez-vous dans un café de l’esplanade de Beaubourg. Lui s’apprête à partir à Colombo, à Ceylan (actuel Sri-Lanka). Il est embêté, mais il est obligé de me le dire. Il a une chaude-pisse. C’est pas mortel, me précise-t-il, il suffit d’aller voir le gynéco et de prendre des antibiotiques, c’est rien. Il insiste : c’est rien. C’est pas le sida, en tout cas, qu’on n’avait pas vu venir et qui commence ses ravages. Va voir le toubib et t’en fais pas, conclut-il, on se revoit à la rentrée.

Je m’exécute. Comme je pars trois jours après, le gynéco n’a pas le temps de faire faire des analyses et pour tuer toute bactérie, il me donne un antibiotique hyper puissant. Trois jours, et ça tuera, m’assure-t-il. Compris. Ma cousine et moi partons en Italie. Je prends les trois cachets. Une semaine plus tard débute un écoulement vaginal noir d’encre. Ça pue la mort, le cadavre en décomposition. Mon bas-ventre enfle, je ne peux plus marcher. Je rentre à Paris, de l’aéroport je vais direct à l’hôpital d’où je ne ressors pas. Double salpingite. Deux perfusions dans les bras, un sac de glace sur le ventre, un bombardement d’antibiotiques. Les médecins réservent leur pronostic, se tenant prêts à pratiquer une hystérectomie. Il faudrait faire un prélèvement pour analyser l’infection, mais on ne peut pas à cause de la virulence de l’infection. Il faudrait absolument que la personne qui m’a transmis cette infection fasse des tests, qu’on puisse nommer la bactérie. Les médecins soupçonnent une chlamydia sur laquelle le fameux antibiotique censé tout guérir produit à l’inverse une méga surinfection. J’appelle Hervé, dix fois. Le médecin l’appelle aussi, insiste. Hervé oublie. Il n’a pas le temps. Il promet, il ira demain, puis il oublie. Trois semaines se passent. Je finis par guérir. J’ai la peau sur les os, je ne tiens pas debout, mais j’ai guéri. On a évité l’hystérectomie. Le gynéco, désolé, doit pourtant me dire la vérité. À moins d’un miracle, je n’aurai pas d’enfants.

On est à l’automne 1984. Je sors de l’hôpital, prend un taxi, me rend directement rue Tiquetonne, chez Hervé. Il habite au sixième sans ascenseur, c’est à peine si j’ai la force de monter. Il me regarde, interloqué, sur le pas de la porte. La vache, la gueule que t’as, me dit-il. En venant le voir, je voulais discuter, mais là du coup, la fureur m’emporte. J’entre dans son appartement, la fenêtre est ouverte. Elle donne sur la rue. Un à un, je jette les meubles. Ils atterrissent dans la rue dans un fracas infernal. Hervé s’est assis sur une chaise. Les bras croisés, il me regarde sans bouger, sans dire mot dire. J’aperçois sur sa table la pile de lettres que je lui ai écrites. Je m’en empare et me met à les déchiqueter. C’est là qu’il bondit, m’arrache les feuilles des mains en hurlant que c’est à lui, que je n’ai pas le droit d’y toucher. Je me retourne et envoie un coup de poing sur son nez, qui se met à saigner. Va-t’en, me dit-il d’une voix cadavérique, les mâchoires serrées, le regard fou. Va-t’en ou j’te tue. Ben non, justement pas. Tu m’tue pas. Je pars sans me retourner. Je ne reverrai plus jamais Hervé. Quand je regarde cette scène aujourd’hui, je vois une très jeune femme qui se bat pour rester en vie. Cette chlamydia mortifère m’aura littéralement sauvé la vie. Je ne le saurai que plusieurs années plus tard.

Quelques années après, je ne sais plus quand, quelqu’un de ce milieu de la danse française qui est devenu mon univers, me dit que Dominique a le sida et que c’est Hervé qui l’a contaminé. Je le reçois comme un violent coup dans le ventre. Je pleure, et je pleure, de tristesse, et de rage. Dans ma génération, il y a eu avant et après le sida. Tellement ont été emportés, des fleuves de cadavres squelettiques, stigmatisés de noir, et le milieu de la danse a payé un lourd tribu. Ceux qui ont surnagé l’ont-ils fait parce qu’ils ont été plus prudents, plus conscients ? Mais non. Ils ont surtout eu de la chance. Comme moi. Dominique n’aura pas eu cette chance. Lui qui depuis longtemps vivait en couple avec une femme, et avait une fille qui dansait dans sa compagnie après avoir dansé pour Gallotta, avait un jour croisé la route d’Hervé.

Jamais je n’en ai parlé avec Dominique. J’ai découvert, appris à connaître et adoré Montpellier, la ville, le festival surtout, tous les étés. J’ai fait plusieurs entrevues avec Dominique, des critiques de ses spectacles, j’ai eu avec lui des discussions professionnelles au cours desquelles nous ne parlions que de son travail, comme il se doit entre un chorégraphe et une journaliste. Il savait et savait que je savais. Je savais et savais qu’il savait, mais d’Hervé nous n’avons jamais parlé.

Jusqu’à cette rencontre de fin mars 1988, à la cantine de l’Opéra de Paris. C’était la première fois que je revoyais Hervé et c’est la seule fois où nous avons été en présence tous les trois, Dominique, Hervé et moi. Moi assise de biais car mon ventre, que Dominique trouvait si beau, m’empêchait de m’asseoir de face, et eux deux, debout devant la table, blafards. Nous nous regardions, silencieux, de part et d’autre d’une ligne de vie invisible mais bien étanche. Une ligne de vie qui tout à la fois unit et sépare. Mon amie éditrice se trouvait à table avec moi, elle se souvient très bien de cette scène, nous en avons reparlé récemment. Et comment, d’ailleurs, oublier pareille scène? C’est le genre de scène que si tu l’écris dans un roman, on va te dire que tu exagères, que c’est invraisemblable. C’est le genre de scène orchestrée par un démiurge sadique trop conscient de son pouvoir.

J’ai eu un fils, puis un autre. Je suis devenue journaliste de danse, puis écrivaine. J’ai continué à dansé avec la vie, sur cette ligne si fine entre visible et invisible. Après cette scène à la cantine de l’Opéra, je n’ai jamais revu ni Hervé ni Dominique. J’ai interviewé Dominique une dernière fois, par téléphone, je ne sais plus pour quelle raison, à l’automne 1992. Sa voix était éteinte, trouée de silences, mais je n’ai rien su lui dire. Il est mort quelques semaines plus tard. J’ai appris qu’après un séjour à l’hôpital, il était retourné dans son studio, avec ses danseurs, jusqu’au bout.

À bien y penser, j’ai plongé dans la danse contemporaine par les entrailles. Dominique Bagouet fut l’un des pionniers fondateurs de ce qu’est devenue la danse contemporaine française, et à sa suite, elle s’est un peu éteinte. Pour moi, il reste la genèse, la propédeutique de mon lien à la danse qui a influencé et façonné non seulement mon cheminement professionnel, mais sans doute mon être et ma vie.  J’ai eu dès le départ ce lien viscéral, organique, avec la danse contemporaine. Mais comment autrement appréhender la danse ? Je me souviens de toute l’éducation du public qu’il fallait faire dans les années 80 (et toujours en vérité) parce que les gens disaient qu’ils « ne comprenaient rien», comme s’il était question de comprendre, comme s’il n’était pas question, au contraire, de la vivre. Cela renvoie à ce que m’a déjà dit Jean-Pierre Perreault (lui aussi disparu, comme Pina Bausch tiens…en un claquement de doigts), que la danse «ça vient du ventre et ça atteint au ventre, et certainement pas à la tête». La danse c’est du corps, «mais le corps n’est pas qu’une organisation de chair» m’a déjà dit Édouard Lock.

La danse, tout comme la littérature, est une communion du silence (étymologiquement une communication par le silence) au même titre que Picasso le disait de la peinture. De toute cette histoire claire-obscure, libidinale et métaphysique, il reste la danse. À vrai dire, toute cette histoire est une histoire de danse. L’essentiel, je crois, c’est que la danse, éphémère et fragile comme un geste unique, se transmette encore et toujours. En héritage.

À Saint-Élie-de-Caxton, loin, très loin de Montpellier et de la Méditerranée, le lac Plaisant commence à geler. Devant la fenêtre, je regarde l’eau se figer lentement, dans un ultime flamboiement de lumière. Bientôt, la glace sera opaque et la neige la recouvrira. On ne verra plus le fond.

https://ici-ccn.com/

www.lescarnetsbagouet.org

https://fr.wikipedia.org/wiki/Dominique_Bagouet

Vidéos des œuvres de Dominique Bagouet

https://www.numeridanse.tv/themas/expositions/collection-bagouet

Photo : Aline Apostolska

Série Du beau monde Aline Apostolska Snapshot 3 : Marina

Photo : Aline Apostolska
Photo : Aline Apostolska

À tire d’ailes, le moineau est entré dans la salle de restaurant. Sans la moindre hésitation, il s’est dirigé vers moi et s’est posé sur le côté gauche de mon assiette, sur la nappe blanche. De ses yeux globuleux d’un gris anthracite, il m’a fixée sans bouger. Assise en face de moi, Marina a tressailli puis a porté la main à sa bouche, comme pour étouffer toute forme de réaction.

Dans la salle,  les convives étaient tournés vers nous, le moineau et moi, fondus dans ce dialogue aphone. Ni lui ni moi ne détournions le regard. Fala ti tato sto dojde da me vidis, ai-je dit après quelques longues minutes. Dobra sum, vidis, ne se sekiraj. Merci d’être venu papa, je vais bien tu vois, ne t’inquiète pas. Mozes da si odis sega, Do gledanje tato, do gledanje. Tu peux partir maintenant, Au revoir papa, au revoir. Pendant que je parlais, le moineau me fixait puis il est reparti, exactement comme il était venu, comme ça, par la porte principale de cette pizzeria que mon amie avait choisie sans savoir que mon père aimait y manger de temps à autre lorsqu’il séjournait dans la ville.

Je me suis lentement tournée vers Marina. J’ai vu ses yeux rougis de larmes et j’ai pu me mettre à pleurer, enfin. La veille nous avions enterré mon père dans la tombe de son père ainsi qu’il l’avait demandé. Depuis lors, une boule obstruait ma poitrine et m’empêchait de finir mes respirations. La boule venait de craquer, emportant les digues. Je tenais Marina par la main et nous pleurions. Ça prenait tout le mysticisme inséparable de l’orthodoxie orientale pour comprendre ce que nous venions de vivre, ou au moins de l’accepter comme tel. Pas forcément croyants mais mystiques, oui, tels sont les vieux peuples millénaires de la Méditerranée. Sur mes joues, les larmes coulaient, mais mon cœur s’était apaisé. Je me sentais un petit moins coupable de n’être pas arrivée à temps pour embrasser mon père une dernière fois avant sa mort, moi l’éternelle absente. Je tenais la main de Marina et c’est tout. Je n’avais rien à expliquer. À Marina, je n’ai besoin de rien expliquer. Elle sait. Depuis toujours, Marina est celle qui me sait.

Pensez-y bien : combien de personnes vous connaissent-elles depuis votre naissance? Je veux dire combien de personnes – en-dehors de vos parents, si toutefois vous avez la chance qu’ils soient encore en vie? Poussons la question plus loin : avec combien de personnes qui vous connaissent depuis votre naissance êtes-vous encore en lien profond, pas seulement en lien, mais en lien étroit ? Poussons la question encore plus loin : avec combien de personnes qui vous connaissent depuis votre naissance demeurez-vous en lien étroit malgré l’éloignement et l’absence ? Malgré le fait que votre vie commune soit surtout tissée de lointains et d’ailleurs ? Est-ce que dans votre vie cette personne-là existe ? Dans ma vie à moi, cette personne existe. Elle s’appelle Marina. Faut-il pleurer de l’avoir si peu vue, ou bien se réjouir qu’elle soit toujours là, qu’elle fasse mentir l’adage loin des yeux loin du cœur ? Il y a des jours avec et des jours sans. Des jours avec des sourires et des jours avec des larmes. Tout ce qui touche à mes origines s’avère clair-obscur, et plutôt obscur que clair, mais Marina, elle, brille dans la clarté de mon cœur depuis plus de six décennies. Il a dû être content, mon père, et rassuré, de nous voir ensemble, ainsi attablées dans cet agréable restaurant du centre-ville de Skopje, comme si de rien n’était.

Photo : Aline Apostolska
Place centrale de Skopje Photo : Aline Apostolska

Tous, nous sommes si occupés à faire et à réussir ce que nous faisons. Tant préoccupés par tant de faires qui masquent l’être, le faire finissant trop souvent par prendre le dessus sur l’être, parce que c’est si facile de faire pour oublier de se poser des questions. Faire : changer l’être de place, comme on dit changer le mal de place. Et puis adviennent ces moments cruciaux où l’être réapparait. Cela advient lors de deuils. Le chagrin est la revanche de l’être sur le faire. Le chagrin apporte des épiphanies. Avec une impitoyable nudité, nous regardons alors notre vie qui dans pareils moments semble avoir été vécue pour rien. Oui, pourquoi faire, finalement ? 

En ce début d’août 2018, dans ma ville de naissance de Skopje, capitale de la Macédoine du nord où j’étais revenue, après vingt ans d’absence, pour enterrer mon père, j’avais la chance improbable que Marina me tienne la main quand même, et me tenant simplement la main, partage mon chagrin.

Commençons donc par le début.

Fin 1961. Ma mère part rejoindre mon père à Paris. Ma grand-mère, abasourdie d’apprendre qu’elle a une petite-fille, me recueille. Elle a déjà une filleule, prénommée Marina. Née un an et demi avant moi, en décembre 1959, et dont les parents habitent l’immeuble en face, dans cette cité si typiquement communiste nommée Prolet, le printemps. Une caricature de ces noms communistes qui devaient évoquer l’éveil, le renouveau, la gloire et le triomphe du peuple…bien que ma famille paternelle ne fasse pas exactement partie du peuple, mais plutôt des ex-seigneurs terriens devenus des dirigeants politiques, ou des dirigeants des sphères de production prolétarienne, à l’image de mon grand-père paternel, directeur du conglomérat de tabac qui fournit Kent et Camel (aujourd’hui racheté par Philip Morris). Tous les habitants de la cité de Prolet se sont vus attribuer un appartement par leur entreprise. C’est le cas de mon grand-père, mais également du père de Marina. Sa mère travaille aussi, alors ma grand-mère, qui n’a jamais travaillé à l’extérieur, garde sa filleule. Lorsque je débarque dans sa vie, ma grand-mère a 48 ans. Elle nous met ensemble dans le même berceau. Marina devient ainsi ma sœur de lait. Du lait de vache avec du miel que ma grand-mère aimait à nous faire boire, à moi l’agitée, malingre, hurlante, souvent malade, des otites à répétition, et à Marina la sage, rondouillarde, jamais malade, de grands yeux doux et le sourire toujours sur les lèvres. Nous avons grandies telles quelles. Trois ans plus tard, je quitterai définitivement la Macédoine pour rejoindre mes parents à Paris. La France deviendra mon pays. Je ne verrai plus guère Marina et ma grand-mère que durant les vacances d’été. Mais le lien, avec l’une comme avec l’autre, perdurera, absolu, propédeutique. Lorsque j’ai eu 24 ans, ma grand-mère est décédée et très peu de temps après, la mère de Marina. Cancers fulgurants, toutes les deux. Depuis lors, Marina est la seule à se souvenir de l’enfant que j’étais dans les toutes premières années de ma vie.

Marina serre ma main et me dit : « Tu te souviens, ce que tu faisais? Personne ne va te battre, me disais-tu, et puis tu envoyais des coups de poing partout alentour les yeux fermés. Et c’est vrai, tu faisais fuir les garnements.» Nous rions. C’est vrai, j’étais comme ça à trois ans, tandis qu’elle fermait les yeux en attendant que les autres la tapent. Pourquoi? «Tu te souviens pas, me dit Marina. On avait un tas de méchants voisins. » Oui, c’est vrai, et je les battais, poings serrés, yeux fermés, pour nous protéger. Nous avons grandi, Marina a appris à se défendre. À de nombreuses occasions, c’est elle qui m’a défendue. Elle, toujours raisonnable, et moi, toujours infernale. Comme le côté pile et le côté face d’une même pièce. Bien sûr que je me souviens, Marina, je me souviens de tout. 

Marina a dix ans, moi huit. Nous jouons à cache-cache avec les autres enfants de la cité Prolet, nous n’avons pas que de méchants voisins. Mon amie me rappelle toujours à l’ordre, me pousse toujours à rentrer parce que la nuit est tombée, que ma grand-mère nous attend sur le balcon, dévorée par les moustiques qui s’en donnent à cœur joie après qu’elle a arrosé les rosiers devant son balcon.

Marina a dix ans, comme tous les étés, on se retrouve à Skopje à la fin juin quand nos écoles respectives finissent et que deux longs mois d’été nous ouvrent les bras. Tout au long de l’année, nous échangeons des lettres. Mon cœur se dilate toujours lorsque j’aperçois sa belle écriture appliquée sur l’enveloppe bleue. Où ai-je mis ces lettres? Dans ma malle rouge restée en France chez mon amie Dominique, je crois… «Qu’aurais-tu pu faire sinon devenir écrivaine ?» m’a déjà dit Marina. C’est vrai bien sûr. Écrire m’a permis de rapiécer un peu, bon an mal an, les tissus épars de ma vie.

Excellente élève, à dix ans, Marina porte un foulard rouge et un chapeau orné d’une étoile rouge à cinq branches, uniforme des jeunes pionniers de la République fédérative socialiste de Yougoslavie. À l’école, elle scande des chants patriotes et apprend la théorie marxiste, elle me dit qu’elle veut être communiste, qu’elle veut participer à construire un nouveau monde. Elle fait partie de cette génération qui a cru si fort en la Yougoslavie. Mon grand-père, mes oncles, tout comme son père à elle, se sont battus pour cet idéal. Pas mon père, non, lui il n’y croyait pas justement, et dès la fin des années 50, il a choisi la France, pour lui-même et ses descendants. J’adore la télévision yougoslave. Les programmes commencent par l’hymne national et l’on écoute les longs discours de Tito que ma grand-mère vénère d’autant plus qu’il est croate, comme elle. Faut bien dire qu’il est beau, très élégant et qu’il parle très bien. À la télévision yougoslave, tout est jovial. À cette époque, les peuples slaves du sud sont tous joyeusement mélangés, complices et unis, Croates, Serbes, Monténégrins, Slovènes, Bosniaques, Herzégovines, Albanais et même Tziganes (la Yougoslavie est le seul pays au monde à avoir accordé une nationalité aux peuples apatrides roms et tziganes), chacun avec sa langue, sa religion, son histoire, ses différences socio-économiques, son écriture, tout est un magnifique et fructueux mélange, dans un parfait respect mutuel. On les voit tournoyer main dans la main dans des rondes folkloriques, et chanter à pleins poumons leurs chants séculaires. Je n’y comprends rien, mais quelle importance, tous semblent libres et heureux, ça donne envie de danser avec eux.

Quand j’y vais l’été, j’ai l’impression qu’ils vivent dans un monde idéal, alors que eux pensent de moi que je vis à Paris comme à Disneyland entre Peter Pan et la fée clochette. La vérité est tout autre : je vis en effet dans les beaux quartiers parisiens au cœur du capitalisme triomphant des années soixante, mais ma vie est schizophrène : dix mois d’une vie et d’une éducation strictement française, voire Vieille France, et deux mois en Yougoslavie, enfin libre de mes parents et leur vie folle saturée de violences conjugales. Aller retrouver chaque été ma grand-mère et Marina me permet de souffler et de réparer mes forces. 

Je ne prononce pas un seul mot de macédonien durant toute l’année (je n’ai jamais parlé qu’en français avec mes parents), alors l’été, la première semaine, je fais des erreurs, et puis ça revient, je retrouve momentanément ma langue dite maternelle. Marina se moque de moi, je ne sais pas lire le cyrillique, alors elle part en croisade, elle me donne des cours, je dois savoir lire le macédonien, comment ça, je ne peux pas ne pas savoir! Elle a raison. S’il n’avait été que de mes parents, je n’aurai jamais rien appris, ni de la langue, ni de l’écriture, ni de l’histoire de mes ancêtres. Mais lorsqu’en septembre, je retourne à Paris, la première semaine j’ai aussi du mal, les mots de français m’échappent, et puis ils reviennent. Jusqu’au jour où tout cela s’équilibre. Quel extraordinaire mystère que celui de la mémoire des langues !

Marina a seize ans, elle apprend le français depuis plusieurs années au collège. C’est la langue seconde qu’elle a choisie. En ce mois de juin 1976, c’est elle qui vient me rendre visite à Paris. En pleine canicule historique. Je la promène partout, je lui montre tout. Nous traversons Paris du matin au soir, de semaines en semaines, à pied, puis nous allons à Versailles, au château, passage obligé. Pour nous rafraîchir, je lui propose d’aller nous tremper les pieds dans le cours d’eau qui longe le Hameau de Marie-Antoinette. C’est interdit, mais je franchis la barrière et elle me suit. Le gardien nous voit et fonce vers nous, furibond. « Marina, lui dis-je précipitamment, parle-lui, dis-lui je ne comprends pas le français, vas-y dis-lui avec ton accent, comme ça ils nous prendra pour des touristes ignorantes. Moi je vais me taire.» Le stratagème fonctionne si bien que le gardien nous laisse là, à nous rafraîchir les pieds dans le ruisseau de Marie-Antoinette. La veille, nous nous étions baignées dans les bassins du Trocadéro devant la Tour Eiffel, bon.

Petite déjà, elle voulait voyager partout, Marina, et elle l’a fait. Elle a sillonné l’Europe en autobus, en train, en avion. Elle est allée jusqu’en Russie qui était alors l’Union soviétique. En bonne gestionnaire économe, elle a toujours su prioriser son budget voyage. Elle lit, elle découvre, elle se prépare et puis elle part. «Tu t’assieds dans un véhicule, me dit-elle avec des étoiles plein ses grands yeux noirs en amande, et voilà, tu es partie !» Son premier gros achat a été de s’acheter une voiture, une Fiat 500 blanche qu’elle était si fière de conduire, à un âge où je n’avais même pas encore passé mon permis. Communiste, féministe, indépendante, entreprenante, déterminée, travaillante, pragmatique, oui. Et humaniste. Pharmacienne diplômée. Une femme remarquable. Je l’idéalise ? Ben oui, forcément, mais à vrai dire, pas tant que ça.

Marina a vingt-neuf ans. Elle passe ses vacances avec moi chez ma mère, sur l’île de Hvar en Croatie. Nous sommes nues sur les longues pierres plates qui avancent entre le bleu et le bleu, celui du ciel et celui de la mer Adriatique. «Je suis enceinte» lui dis-je et le cri qu’elle pousse interrompt le zézaiement des cigales. Elle est ravie et intriguée : «Je pourrais avoir un enfant, moi aussi » me dit-elle. Ni elle, ni moi ne sommes mariées et n’envisageons pas de l’être. Mon fils naît en avril 1988, le sien en août 1990. Un type formidable son fils, qui joue au foot, parle des langues, travaille pour une ONG, sillonne la planète. Létonie, Estonie, Pologne, Espagne, Portugal, France, Grèce, Finlande, Aruba, République Tchèque etc etc… et Marina, en mère fière et épatée, le rejoint de temps à autre, ici ou là.

Lorsqu’elle est devenue mère, elle n’avait plus que son père. Sa mère était morte lorsqu’elle avait vingt-cinq ans. Quelques mois après que ma grand-mère est morte. Cancers fulgurants, emportées en quelques semaines, sans crier gare. Nous nous sentons orphelines. Quand elle devient mère, l’absence pèse plus lourd. J’ai ressenti la même chose. Nous en pleurons ensemble, et continuons à nous écrire et à nous soutenir, si loin, si près.

La naissance de son fils occulte un peu la catastrophe de la dislocation de la Yougoslavie. La Macédoine devient un pays indépendant en 1991 après référendum auprès de ses quelque deux millions d’habitants. Marina est bien occupée avec son nourrisson. Elle a voté oui, néanmoins son cœur est brisé. Les atrocités dont les récits lui parviennent chaque jour la terrassent même si, en 1991, on n’ait encore rien vu. Bientôt ce sera le drame de la Bosnie, de la Croatie, puis du Kosovo. Marina est en colère, très très en colère. C’est comme si le soleil s’était obscurci. « Sombres connards, dit-elle, et maintenant quoi ? On va vivre entre nous, entre petits Macédoniens, comme au temps du Sultan ! Quelle régression ! Quelle catastrophe ! » Je la comprends. Tout comme elle, je ne comprends pas la grégarité du nationalisme.

Le bon aspect de la chose, c’est que le nouveau gouvernement macédonien offre aux habitants de racheter les appartements que l’État yougoslave leur avait attribué sans qu’ils en soient pour autant propriétaires. Le père de Marina achète donc l’appartement dans lequel la famille vit depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, dans la cité de Prolet. Tous font ça d’ailleurs, y compris mon père qui rachète l’appartement de ses parents. Le père de Marina se remarie d’ailleurs et lorsque sa seconde épouse meurt, il se retrouve également propriétaire de l’appartement qu’ils occupaient ensemble. À la mort de son père, Marina hérite. Elle laisse leur maison de campagne à sa sœur, garde l’appartement de Prolet pour elle et donne le second à son fils. Lorsque je vais à Skopje, je vais dans l’appartement de ma grand-mère situé en face de l’appartement de Marina. Malgré tous les changements, rien n’a changé.

Par-delà les va, les vient, les absences, les éloignements, les drames, les deuils, les langues, les divorces, les mariages, les naissances, les guerres et les morts, depuis 75 ans, ces deux appartements de la cité de Prolet se font face et Marina et moi nous faisons signe au réveil par la fenêtre. Quand nous étions enfants, c’était un signe pour aller jouer dehors, aujourd’hui c’est un signe pour se retrouver chez moi et chez elle pour prendre un bon café. Un café turc. Avec une cuillérée de confiture de pastèque (la recette de ma grand-mère) ou de confiture de raisin blanc (la recette de sa mère).

Promenade le long du Vardar Skopje Photo : Aline Apostolska

Tiens-moi la main, Marina. Nous irons marcher dans la vieille ville turque au bord du Vardar le long duquel se dressent des centaines de statues de tous les grands héros macédoniens dont le plus grand de tous, Le Grand, Alexandre, qui surplombe la ville sur son fier destrier (dont on sait qu’il était noir). Nous mangerons des burek, des cevapcici, des pastermarliji, des geverci, boirons de la rakija et de la boza, nous régalerons des loukoums, des sampiti et des tulumbi dégoulinantes de sirop de sucre.

Nous roulerons jusqu’au divin lac d’Ohrid, les arènes intactes du 2e s, la via Egnatia que les Romains construisirent pour traverser de l’Adriatique à l’Égée et que l’on rejoint à côté d’Ohrid, à Radozda, les grottes des anachorètes du 12e s, les lieux mystiques orthodoxes creusés à même la pierre, tout là-haut en à-pic, le monastère de Saint-Naum du 11es., l’église Saint-Georges de Kurbinovo avec les fresques de Cyrille et Méthode du 13es… Le lac de Prespa, le plus vieux lac d’Europe, source archéologique du peuple macédonien. Les innombrables montagnes de Macédoine qui sont le sanctuaire du lynx, emblème du pays. L’été, les guirlandes de tabac qui sèchent au vent répandent leur parfum enivrant par-dessus le treillis des vignes, les champs de tomates, de piments, de pastèques, les vergers de figuiers et d’abricotiers. L’hiver, la neige obstrue les canyons, barre le passage et gèle les lacs. Alors la Macédoine, berceau de culture occidentale, redevient le royaume des loups, des ours, des sangliers, des hordes de chevaux sauvages. 

Tiens, c’est l’anniversaire de Marina bientôt, début décembre, je me souviens. Je vais l’inviter à venir ici, on pourrait faire un beau tour aussi, c’est pas les kilomètres qui manquent…

Miguel Medina pour l'AFP

Série Du beau monde Aline Apostolska Snapshot 2 : Albert

Miguel Medina pour l'AFP
Miguel Medina pour l’AFP

Albert sort de sa chambre et se laisse tomber dans le fauteuil en face de moi. Las. Nu. Nous en sommes parvenus à ce degré d’intimité qu’il quitte le lit où il a laissé son amant pour venir discuter avec moi dans son salon, nu.

Il est trois heures du matin, je ne suis pas fraîche non plus. Au Palace, Donna Summer, Prince, Eurythmics, Bowie, Police mais aussi Indochine, Goldman, Cabrel ou Balavoine, et bien sûr Elton John m’ont fait dansé toute la nuit. 1983 : I’m still standing jusqu’au bout de la nuit, plusieurs nuits par semaine. Après avoir attendu en vain un taxi, je me suis décidée à appeler mon ami avant de marcher jusqu’à chez lui. De la rue du Faubourg Montmartre à la rue Myrha, dans le quartier de la Goutte d’or, ça fait une trotte, mais c’est mieux que de parcourir Paris pour rentrer chez moi rue Chapon, à côté de Beaubourg. J’imagine que la température était clémente et que j’avais enlevé mes talons.

La plupart du temps, j’allais aux Bains Douches, situés à deux cent cinquante mètres de chez moi. Ça aurait été plus pratique, évidemment, ça m’aurait éviter de traverser Paris, mais c’est sans compter sur le fait que traverser Paris la nuit m’a toujours été un enchantement. Et ça reste une histoire sans fin. Ça fait longtemps maintenant que je ne vis plus à Paris, mais dès que j’y reviens, je retrouve instantanément tous mes repères, toutes mes habitudes. Je me remets à marcher dans tous les sens dans cette ville que je connais par cœur, d’un bout à l’autre, et qui demeure toujours et jamais la même. Paris reste pour moi une faim sans fin.

Je suis affamée, Albert aussi. Nous voilà dans la cuisine. D’abord il prépare du thé.

Il boit quotidiennement des litres de thé, puis propose des plats africains que

prépare Abibatou dans son minuscule resto en bas de chez lui. Fufu de banane,

dambou, bonava, tiep bou dien. Des délices exotiques pour les férus de gastronomie française et italienne que nous sommes. Des plats devenus familiers depuis qu’Albert vit dans ce quartier multiethnique, surtout maghrebin et noir africain, qui constitue un des visages de Paris et auquel les termes de terrorisme islamiste ou de grand

remplacement ne sont pas encore systématiquement associés. En 1983, on dit Barbès

coloré, animé, bondé de bruits et d’odeurs que nous ne trouvions que festifs et délicieux. D’aucuns, comme Jean-Marie Le Pen et ses sbires, jouaient déjà les oiseaux de malheur, ils essayaient, mais François Mitterrand, avec son insurpassable sens stratégique, parvenaient à les neutraliser.

En fiers et actifs représentants de la Génération Mitterrand, Albert et moi, et tous nos amis, avions fêté place de la Bastille le 10 mai 1981. Nous venions d’avoir vingt ans et avions voté pour la première fois. Nous avions élu le premier président socialiste de l’histoire de la République française. Nous étions fiers, fallait nous voir, touchés par la grâce, convaincus, portés par la foi béate de lendemains qui chanteraient fort, libre, brillant, original et créatif. Notre avenir nous attendait les bras ouverts, un grand sourire bienveillant aux lèvres.  Nous irions, conquérants, par ces chemins pavé de pétales de roses rouges qui n’étaient pas de plastique, mais qui jamais, ô grand jamais, ne se faneraient. Comment un tel engouement, un tel enthousiasme, une si absolue conviction pourraient-il jamais déchanter ? Cette seule perspective était tout simplement inaccessible à nos yeux de chair. De 1981 à 1984, nous avons vécu en lévitation, pompés à bloc d’idéaux magnifiques, aussi hallucinants que les puffs de poppers dont Albert abusait d’ailleurs dans les backrooms des clubs gays qui avaient fleuris comme des champignons dans la nuit de Paname. Il suffisait de se convertir à la baise obligatoire et débridée, loin, très loin de la moindre préoccupation de consentement, de s’initier à l’art contemporain, à la culture scientifique, à la vénération de tout ce qui enterrerait les ors de la royale France d’antan, de porter des épaulettes qui vous donnait aussitôt de la carrure, de vénérer Agnès B, Comme des garçons, Yamamoto, Jean-Paul Gaultier, et bientôt Madonna, et tout irait bien. Génération nouvelle, libre, impertinente, flyée. Intelligente. Génération nouvelle, idées nouvelles, visions inédites, audaces illimitées. De toute façon, Tonton Mitterrand nous protègerait de tout, et de tous. Lui et Jack Lang, eux, comprenaient la jeunesse. Baby alone in Babylone chantait pourtant Gainsbourg. On ne se méfiait pas. On n’avait pas la tête à ça.

Rien en 1983, dans l’antre alchimique qu’était Paris, ne nous obligeait encore à ouvrir les yeux. À prendre brutalement conscience que nous étions de fait en plein mirage. Jamais nous n’aurions cru que nous étions déjà la génération sida, que bientôt, très bientôt, nous surnagerions au milieu de cadavres tachetés, d’hécatombes qui révéleraient des tombereaux de pensées puantes et de paroles traitresses de la part de ceux-là mêmes qui avaient clamé que l’important c’était la rose pour finalement se torcher avec. Jamais nous n’aurions cru en cet inimitable cynisme de la gauche caviar. En 1983, nous étions à l’orée d’un cimetière et nous le prenions encore pour un grand et formidable party d’Halloween.

Dans la cuisine d’Albert, cette nuit-là, nous avions juste faim. Son amant nous a rejoint, nu lui aussi. Sur sa belle peau noire, la sueur séchée dessinait une myriade de lentigos scintillants. Les plats étaient épicés, mais la chaleur qui m’envahit n’avait rien à voir avec ça. Je mangeai en silence puis remit mes talons. Un taxi me ramènerait chez moi où m’attendait ma chatte Cassiopée, offerte par Albert. Je dormirai trois heures puis je me rendrai à mon bureau, dans ce département du Ministère de la Culture qui bientôt donnerait naissance à la Cité des Sciences de la Villette. Sous mon savant maquillage au blanc de Chanel, ma poudre Guerlain et mon rouge très rouge, on ne verrait pas la fatigue qui pointait déjà. Une fatigue à venir. Si quelqu’un à ce moment-là avait osé me dire que sept ans plus tard je m’emmerderai à Paris, je l’aurai agoni d’injures. La simple perspective d’associer ces quatre mots – m’emmerder à Paris – ne m’était pas plus imaginable que tout le reste. Tout le reste qui pourtant arriva, au rythme d’une chevauchée sauvage, au-delà de toute imagination.

Like a virgin, on s’est fait niqué. On en a redemandé. À la fin du mois d’avril 1988, alors que je me trouve à la clinique où je viens d’accoucher, je donne procuration à une amie pour m’assurer que ma voix s’ajoutera à celles de tous mes amis en faveur de Mitterrand. Il fallait continuer à y croire. Pareil en 1995, puis, évidemment en 2002. Et tout au long des décennies jusqu’à François Hollande. Perso, c’est là que j’ai décroché, je n’ai plus voté. Quand j’ai dit à mon père que Hollande proposait le même programme économique que Sarkozy et que j’en avais marre de voter par défaut, j’ai bien cru qu’il allait me virer de table sans dessert. La vérité c’est que, comme depuis 2014 je vote aussi au Canada, je continue à le faire pour les socio-démocrates d’ici. En y pensant, je me suis rendue compte que tous mes amis français, ainsi que leurs parents, tout comme ma propre famille, ont toujours voté socialiste, jusqu’à la nausée.

Même scolarité, même origine sociale, même vision du monde, mêmes métiers, dans les médias, l’éducation ou la culture, ou apparentés. Génération nouvelle, libre, impertinente, flyée. Intelligente. Critique, intransigeante, et déçue. Qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour garder ses idéaux? Une génération d’adulescents flamboyants, et surtout acerbes. Une génération née entre la fin des années 50 et le milieu des années 60 que les sociologues disent dotée d’esprit tranchant et de parole qui tue. On ne nous la fait pas. On n’en laisse pas passer une. Certes on garde jeunesse de pensée et de corps, mais on n’en laisse pas passer une.

Ainsi, quand certains s’étonnent qu’Albert vive dans ce quartier de bougnoules et de blackos, tout à côté de chez Tati, il rétorque que ses parents lui ont offert cet appartement-là, là, non pas qu’ils n’aient pu en acheter un ailleurs dans la capitale, mais par goût pour la bigarrure de Paris. Comme beaucoup de métropoles, Paris est une cohabitation de villages autarciques avec peu de liens entre eux. Nous, nous voyions Barbès comme un quartier sympa peuplé de Français. Pas de Français issus de l’immigration. De Français, point barre. Le grand-père paternel d’Albert avait immigré d’Italie. Le père d’Albert était devenu ingénieur et avait créé sa propre société en expansion constante. Sa mère travaillait avec son père. Albert était fils unique, un Français de troisième génération. Une multitude de nos amis étaient dans ce cas de figure. Moi-même, Française de deuxième génération. Circulez y’a rien à voir. Nous n’en parlions jamais. Point barre.

Les Français, ils viennent de Beauce ou de Bourgogne, mais aussi d’Italie, du Portugal, du Chili, de Russie, de Tchécoslovaquie, de Cuba, de Pologne, du Vietnam, du Cambodge, d’Argentine,  d’Espagne, du Portugal, de Russie, de Grèce, de Yougoslavie comme des États-Unis, du Liban, d’Angleterre ou de Belgique… Tous ne sont certes pas logés à la même enseigne. Certains, la majorité, sont parfaitement intégrés, fondus dans la masse, assimilés. Et puis, il y a les autres. Par exemple, il y a Mme G., notre corpulente prof de maths, qui envoie notre ami Mustapha se laver les mains puis, à son retour, lui dit qu’elles sont toujours marron, ses mains, il faudrait vraiment qu’il apprenne à les décrasser. La nuque de Mustaph ploie sous le choc, mais Alain, Philippe, Patrice, Corinne et moi on ourdit des plans pour faire chuter Mme G. dans les escaliers dont elle ne se relèverait jamais.

En cette année 1983, Albert lui, vit au pied des escaliers de la Butte Montmartre. C’est la France coloniale, mettons qu’on peut résumer ça comme ça. Et plus on monte, plus on s’éloigne des bruits et des odeurs d’ailleurs pour retrouver la bourgeoisie parisienne, blanche, cultivée, légendarisée par les chansonniers et les peintres. Jamais, à cette époque, en montant la longue volée de marches blanches vers le Sacré-Cœur, ou en fréquentant les troquets dans les rues en pente ou sur les placettes, je n’ai pensé en ces termes. Albert non plus. Montmartre, c’est Montmartre, dans sa multiplicité. C’est la France. Point barre.

Albert et moi avons le même âge, et une forme innée d’affinités électives qui vont jusqu’au partage tacite d’une identique vision du monde ainsi que de la manière dont il faut vivre sa vie. Albert a en plus ce que je n’ai pas du tout, des parents dont la vie tourne autour de la sienne, à l’écoute, présents, stables, encourageants, cultivés. Financièrement à l’aise. Suffisamment, en tout cas, pour qu’Albert entre dans la vie sans se poser aucune question de survie et n’ait besoin de partager cet héritage avec personne. Sauf qu’il partage, Albert, beaucoup, avec sa générosité d’enfant unique et son altérité humaniste. Son sens de l’amitié.

La nôtre s’est nouée en 1975.

Nous avons quatorze ans. Nous sommes dans la même classe de quatrième ce qui, dans la scolarité québécoise, correspond au secondaire 3. Au collège, je suis populaire. Je suis aux prises avec les histoires folles de mes parents, mais en contrepartie, il faut rappeler que la solitude a pour corollaire la liberté, elle-même synonyme d’inconformité. Je suis sportive, je fais du théâtre, j’ai beaucoup d’amis, surtout des garçons en fait, avec lesquels je joue au foot et au basket, mais qui progressivement, à mon grand dam, connaissent des émois et éprouvent des sentiments devant la fulgurante métamorphose de mon long et maigre corps androgyne en celui de Betty Boop. J’exècre cette transformation, elle m’insupporte et me complexe, et à part ma meilleure amie Corinne (tu te rends compte que ça fait cinquante ans que nous nous souhaitons nos anniversaires, m’a-t-elle écrit l’autre jour), je n’aime pas la compagnie des filles, leur univers riquiqui centré sur les garçons et leurs effets sur eux, leurs stratégies, leurs mesquineries, leurs jalousies, leurs petits arrangements. Plus jeune, je préférais la cime des arbres aux Barbies, et à quatorze ans, je préfère faire du sport avec mes copains.

Robert, un garçon de la classe me suit presque tous les après-midi sur le chemin du retour. Robert, on n’entend jamais sa voix. On sait juste qu’il est le meilleur ami d’Albert. Albert et Robert, ils vont par deux, sont toujours ensemble, même taille, même gabarit, deux fils uniques, l’un d’origine italienne, l’autre d’origine espagnole. Mais voici que depuis quelque temps, Robert laisse Albert au coin de sa rue et poursuit le chemin derrière moi.. Un jour, il m’aborde. Il a un conseil à me demander. Dans une question emberlificotée, il explique qu’il n’a pas compris un texte que nous étudions en français. J’essaie de lui répondre bien que je n’ai pas vraiment compris sa question. Et pour cause. Ce n’est qu’un prétexte pour me parler d’autre chose. D’Albert en l’occurrence. Avec un air contrit, mi-offusqué mi-compassionnel, il me laisse entendre qu’il ne peut plus être ami avec son meilleur ami d’enfance. Ce serait, me dit-il, contre nature et contre son éducation, contre ses convictions et celles de sa famille. Il précise que lui n’est pas comme ça et il ne voudrait surtout pas qu’on croit qu’il l’ait parce qu’il est ami avec Albert. Et donc il décide de ne plus être ami avec Albert. Qu’en pensai-je ? Beaucoup de mal à vrai dire. À cette époque-là déjà, et sans doute depuis toujours sans en avoir conscience, j’ai en horreur les conventions normatives, les idées reçues, le qu’en dira-t-on. Elle me vient directement de mes parents – il faut rendre à César… Je ne suis que conforme à l’inconformité de mes parents.

Le lendemain, j’aborde Albert pour la première fois. Je lui raconte d’emblée la trahison de son ami et lui dit qu’il n’a rien à craindre de ma part. Où avais-je la tête que je n’avais jamais remarqué auparavant que plusieurs élèves, surtout des garçons mais aussi des filles, se moquent ostensiblement de lui, l’imitant avec une gestuelle efféminée (qu’il n’a pas), des mimiques (qu’il n’a pas), une voix haut perchée (au contraire de la sienne). Alors je me mets au milieu de la classe, debout devant le bureau du prof et avant que celui-ci n’arrive, je clame haut et fort qu’ils sont stupides et que j’irai voir la directrice si j’entends encore des moqueries. Robert regarde le bout de ses baskets, Albert en reste abasourdi et à vrai dire moi aussi. C’est sorti tout seul. Ma gang fait bloc autour de moi, et comme nous constituons les éléments dominants de la classe, le reste des élèves se tait, même s’ils ont certainement continué à mener la vie dure à Albert en dehors de l’école. Tu m’a sauvé, me dit-il. Je trouve qu’il exagère.

Ainsi naît notre amitié. Nous grandissons et nous déployons, jamais très loin l’un de l’autre. Albert change de physique, se déploie, fait des études de droit, lit le New York Times tous les jours. Il est toujours partant. Moi aussi. Ses parents sont certains que nous nous marierons (et après tout, me dit Albert un jour, on pourrait bien le faire, on aurait la paix, toi comme moi…). Ils n’apprendront l’homosexualité de leur fils unique que plusieurs décennies plus tard et son père ne le prendra pas. Nous faisons le tour des grandes tables (grâce à lui), le tour des salles et festivals de danse (grâce à moi), l’Europe de long en large et en travers (grâce à ses parents qui lui offrent une voiture), le tour des boîtes de nuit parisiennes (mais pas les mêmes). En 1983, dans sa cuisine, nous étions sur le high, certains que notre vie serait toujours magique et intéressante Et puis l’homosexualité venait tout juste d’être dépénalisée, ça ne pouvait que continuer à très bien aller. Nous pensions que nous serions invincibles. Que la France était le plus beau pays du monde et Paris son fleuron. Que nous serions toujours amis.

Nous aimons notamment la  côte dalmate où ma mère s’était remariée. Si la France est le plus beau pays du monde, l’île de Hvar, elle, est la déesse des îles de la Méditerranée. Nous y allons ensemble, ou séparément, ça dépend. En ce mois de juin 1991, je me rend sur l’île de Hvar pour aller chercher mon fils que j’ai laissé avec ma mère pendant un mois, avec ma chatte Cassiopée, offerte par Albert (Cassiopée est la constellation au-dessus de Paris). Ça va mal dans la région, la Yougoslavie craque par toutes ses coutures rapiécées. Il y a eu la première guerre du Golfe et maintenant il y a cette horreur qui sourd et gronde et menace, au cœur de l’Europe. Je n’imagine pas que ces peuples qui vivent soudés collés serrés ensemble vont se séparer, et encore moins s’entre massacrer entre frères, amis, voisins. L’histoire de l’humanité n’est qu’une longue suite d’entre massacres entre frères, amis et voisins, mais je n’y crois pas. Personne n’y croit. On n’apprend rien de l’histoire, ou si peu.

Je suis à Hvar, à me baigner dans ce paradis qu’est cette île et ses environs, tellement heureuse et radieuse de partager des moments parfaits avec mon fils, mes amis, ma grande amie Tanja notamment (tu te rends compte que ça fait quarante-cinq ans qu’on se souhaite nos anniversaires, m’a-t-elle dit récemment). Tout est parfaitement parfait et puis un matin, Albert appelle. La BBC a annoncé que les troupes croates se préparent contre une offensive serbe, sur la côte dalmate cette fois. Des mouvements de troupe ont été observés. Des armes livrées. La fermeture des frontières est imminente. Je l’écoute. Je suis sur le balcon vénitien du 16ème de ma mère devant le bleu iridescent de l’Adriatique tandis que mon fils joue aux petites voitures au pied du grenadier. J’écoute Albert, mais ne comprends pas ce qu’il dit. De toute façon, on rentre la semaine prochaine, lui dis-je, pas de panique. Mais si, panique. Si la BBC le dit c’est que c’est la panique. J’arrive, conclut-il et il raccroche.

Le surlendemain, il est là. Je dis à mes amis de Hvar que la guerre est là, que c’est grave. Mais bien sûr, me disent-ils hilares, tu nous enverras des conserves. Nous laissons Cassiopée qui est quasiment retournée à l’état de chasseresse sauvage. Nous fuyons, mon fils et moi. Albert conduit. D’une traite et sans autre arrêt que ceux du ravitaillement en essence, il suit consciencieusement la route en lacets qui surplombe la mer jusqu’à la frontière italienne. 390 km entre Split et Venise, d’une route hallucinante de beauté et de danger surnommée la route de la mort. Nous montons vers le nord, croisant les soldats qui descendent vers le sud. Nous croisons des camions, des armes, des figures figées et des colonnes de femmes et d’enfants qui marchent. La frontière entre la Croatie et la Slovénie se ferme derrière nous. À la frontière italienne c’est pire, il nous faut brandir nos passeports français pour qu’ils nous laissent passer avant de fermer la porte sur le monde perdu que nous laissons derrière nous.

À Venise, nous mangeons chez Florian et dormons au Palazzo Veneziano qui donne sur le grand canal. C’est surréaliste. Le lendemain, Albert nous conduit jusqu’à l’aéroport de Milan et nous paie un vol Alitalia pour Paris. Je rembourserai plus tard, lorsque je serai en sécurité en France. Il me confie les clés de son appartement de la rue Myrha et nous met dans l’avion. J’ai pas envie de rentrer, me dit-il, j’avais prévu de faire un tour jusqu’aux Pays-Bas. Ainsi, mon fils et moi atterrissons à Paris, comme si de rien n’était. De la fenêtre d’Albert, on regarde la Butte Montmartre, dont les pieds trempent dans les relents de la France coloniale. Mon fils de trois ans adore le foufoubatou, le foufou banane d’Abibatou. Faut dire que sa première gardienne était iranienne, suivie par une marocaine. Il a le goût des ailleurs. Une semaine plus tard, lui et moi partons pour l’Égypte, deux mois plus tard nous déménageons à Orléans où je commence un nouveau travail. C’est surréaliste. Albert nous a sauvés.

Six mois plus tard, je vis à Orléans. La police appelle et prononce le nom de ma mère. Est-ce que je connais cette femme ? Est-ce que je vais la recueillir chez moi ? Son mari marin et elle ont fui l’île de Hvar sur un voilier, ont rejoint la Grèce puis remonté la côte amalfitaine jusqu’à la Sardaigne puis Juan-les-Pins. Ils ont failli couler dans le port de Juan-les-Pins, à leur arrivée. La police française les a remorqué puis finalement mis dans le train vers chez moi. Ma mère arrive, détrempée, épuisée, lessivée par ce voyage à fond de cale. Mais elle a fait un beau voyage, dit-elle, une odyssée exceptionnelle. Nous voilà tous sauvés. C’est surréaliste.

Seule Cassiopée manque à l’appel. Cassiopée n’a pas apprécié le bateau. Lorsque celui-ci a accosté sur l’île de Corfou, elle a bondi sur le quai. Elle s’est sauvée.

Peggy Baker pour Huk

Série Du beau monde Aline Apostolska Snapshot 1 : Mrs Pearson

Série Du beau monde

Aline Apostolska

J’ai fini par ne plus m’ennuyer du tout à partir de l’instant où j’ai appris à me souvenir.

Albert Camus – L’étranger

Peggy Baker pour Huk
Peggy Baker pour Huk

Snapshot 1 : Mrs Pearson

Mrs Pearson pleure à chaudes larmes. Des larmes de désespoir réveillées par un rêve. Pas un cauchemar, non, un rêve, le souvenir, insidieusement remonté à sa mémoire durant la nuit, de ce bel officier de la marine britannique dont elle était amoureuse. You musn’t do that ! It’s something you simply cannot do ! But I did. I was so desperately in love. Desperately comme dans hopelessly, sans issue? Amoureuse sans retour? Elle lève les yeux vers le plafond bleu gris de la cuisine. La voilà qui m’engueule. Aujourd’hui comme hier et sans doute comme demain, Mrs Pearson m’engueule. Toujours avec cette diction so british qui découpe les syllabes et que j’adore.

Il est sept heures du matin. J’essaie d’avaler mon petit déjeuner avant d’aller prendre le tube qui me conduira dans cette boutique où je travaille de neuf à six toute la semaine. Je suis certainement rentrée tard la nuit dernière, j’ai forcément tourné la clé avec précaution, j’ai assurément marché dans le long couloir qui mène à ma chambre en veillant à ne pas me prendre les pieds dans les piles de Times jaunis, annotés, découpés, classés depuis son retour des Indes il y a quarante ans. Un mur de papier qui garde la poussière du temps qui passe et dont Mrs Pearson ne veut en aucun cas se défaire. Surtout ne t’appuie pas dessus! C’est ma bibliothèque d’Alexandrie qui ne va pas brûler, je mourrai avant elle.

Il est sept heures du matin, c’est la BBC qui l’affirme. Je bois du café, elle du thé et elle m’engueule. Je ne comprends donc rien? On n’a pas le droit de faire ça, et elle, elle l’a fait. Comme je lève ma tasse sans enlever la petite cuillère, elle fronce les sourcils entre deux larmes. Look at her! She will put it in her nose. Combien de fois m’a-t-elle dit d’enlever la cuillère avant de boire ?

Mais qu’a-t-elle fait? La voilà qui prend sa tête dans ses mains soignées alourdies de bagues à cabochons. C’était un dîner officiel. Le gouverneur général lui parlait, il lui avait posé une question. Et elle, elle n’avait pas répondu. Son mari la regardait, rouge de honte, et tous la fixaient, interloqués, et elle ne répondait pas. I was such a bloody fool, absolutely out of my mind ! So desperately in love comme dans amoureuse au point de ne penser qu’à cet officier, de ne pas entendre la question du gouverneur. Comme absentée d’elle-même. Ravie, comme dans ravin. Effondrée.

De quel gouverneur parle-t-elle ? Ah ! s’écrit-elle, mais qu’est-ce qu’on vous apprend donc dans votre fameuse école de la république ? J’entends le brin de dédain et je me dis qu’on y apprend bien des choses, mais pas forcément l’ordre de succession des gouverneurs au temps des Indes britanniques. Lord Mountbatten, précise-t-elle, of course ! Who else ? Ben si, je connais ce nom. Mountbatten, c’est pas la fin de la Seconde guerre mondiale, juste avant l’indépendance de l’Inde ? J’ai même eu un cours sur Gandhi, dis-je fièrement. Ah ! elle crie de plus belle. Gandhi, ce gueux ! Mrs Mountbatten had an affair with him, shame on her !

Je louais une chambre chez elle depuis plusieurs mois, petit déjeuner compris. Le premier matin, alors que j’entrai dans la cuisine avec un sonore Good morning, elle m’avait foudroyée de son regard bleu acier avant de tourner ostensiblement le dos pour augmenter le son. N’entendais-je pas qu’elle écoutait les nouvelles ? Religieusement. Dans un silence religieux. De la même façon qu’elle écrivait toute la journée, des lettres, des journaux intimes. Moi, ça m’arrangeait de me taire. À cette époque-là déjà, je détestais parler avant d’avoir pris mes deux tasses de café noir. Mais si le soir je lui souhaitais Bon appétit, elle répondait que c’était inutile puisqu’on mangeait toujours très bien à sa table, à laquelle je n’avais cependant jamais vu d’autre convive que Denis, son quarantenaire de fils qui vivait avec elle.

Un autre matin, je m’étais retrouvée devant une table de gala dressée juste pour moi. Avec effarement, je regardai l’enfilade de fourchettes à gauche, de couteaux et de cuillères à droite, face tournée vers le haut, à l’anglaise. Toute une argenterie pour manger deux oeufs sur le plat et des toasts à la marmelade d’orange ? You must know how to use them, m’expliqua-t-elle, imagine you are invited at Buckingham Palace, you have to know.  Et d’ajouter que lorsqu’Elizabeth était venue en Inde, si parfaitement belle et élégante, elle savait utiliser tous ces couverts. La probabilité que ça puisse jamais m’arriver à moi était secondaire. Les matins de Mrs Pearson étaient intenses. À quelle heure se levait-elle donc pour ainsi sembler avoir déjà vécu toute une journée alors que le soleil filtrait à peine par les fenêtres qui donnaient sur les allées touffues de Hyde Park, par-delà l’imposante Old Brompton Road ? 

Je me lève, laissant Mrs Pearson à sa journée qui s’annonce lestée de souvenirs, voire de regrets. Une de plus. Quid du bel officier évoqué? Je n’en saurai jamais rien. Mrs Pearson recroqueville son frêle corps dans son peignoir de soie élimée et enfouit la tête dans ses longues mains embijoutées dès le réveil. Avant de quitter son vaste appartement victorien, je jette un œil sur le miroir indien qui orne l’entrée et remet du rouge à lèvres rouge cerise qui rehausse le chic de mon chemisier blanc et de mon tailleur cintré. Le chat vient se frotter contre mes bas nylon et je le repousse d’un coup dans les côtes.

La semaine précédente, je cachai un bouquet de fleurs derrière mon dos en attendant que Mrs Pearson vienne ouvrir, ce qu’elle fit avec un regard furibond. Why the hell are you ringing ? You’ve lost your keys haven’t you ? Je lui tendis mon bouquet avec un joyeux Happy Birthday. Mrs Pearson s’en saisit et se précipita vers la première poubelle où elle le jeta avec force dépit. My cat eats them, don’t you ever offer me flowers ! Outrée je lui tournai le dos et m’enfermai dans ma chambre, à la porte de laquelle elle vint bientôt toquer avec, en guise d’excuses, un verre d’eggnog très chargé en scotch, sa boisson préférée. Boire un eggnog au début mai, ça n’effrayait pas Mrs Pearson. Elle affirmait que ça me remettrait les idées en place depuis que, munie d’un pendule qui tournait puis s’arrêtait obstinément au-dessus de mon pouce levé, elle avait diagnostiqué que mon cerveau ne fonctionnait pas. Look at this, your brain doesn’t work. Mon anniversaire tombant deux jours après le sien, j’avais néanmoins trouvé sur la commode de ma grande chambre meublée comme celle d’une princesse consor, où le chat n’avait pas droit d’entrée, un imposant bouquet de dix-neuf roses, roses. En y repensant ce matin-là, j’envoyais un second coup de pied au sournois félin obèse avant de quitter l’appartement.

En face de l’immeuble se trouvait la Cinémathèque française, celle-là même où j’avais trouvé l’annonce pour la chambre. Un frais soleil printanier illuminait Londres. Je décidai de marcher jusqu’à la boutique de mode française située à plusieurs kilomètres, sur New Bond Street. Deux mois après ma fuite à Londres, j’avais fini par prévenir mon père et il s’était débrouillé pour me trouver ce job de vendeuse chic. Mes escarpins dans mon sac, j’enfilai mes ballerines et m’élançai d’un bon pas.

Je connaissais Londres sur le bout des pieds, ne cessant de la sillonner dans tous les sens. J’aimais tout particulièrement longer la Tamise des cossues banlieues de l’ouest jusqu’aux plus mal famés quartiers des docks de l’est. La Grande-Bretagne avait rejoint l’Union européenne huit ans auparavant après que le peuple français l’avait acceptée par référendum. Londres ne présentait aucun signe de l’effervescente City financière et multiculturelle qu’elle deviendrait dans les late nineties. Au tournant des eighties, le thatcherisme flamboyant avait creusé un gouffre d’injustices et de violences entre les classes sociales, ce qu’une ballade d’une partie de la capitale anglaise à l’autre révélait cruellement. Invitée à diner par une de mes collègues de la boutique qui vivait en colocation, une situation extrêmement rare à Paris, dans une typique cité populaire de l’est, pour la première fois de ma vie j’avais eu vraiment peur en me retrouvant, à la sortie du tube, face à une bande de punks désoeuvrés et saouls qui m’avaient poursuivie avec moult gestes et invectives obscènes. Racontant mon escapade à Mrs Pearson, elle se mit à hurler en me couvrant d’injures. Bloody you ! There’s nothing to see there, this is not England ! Et de m’organiser aussitôt une visite du château de Windsor, en autobus climatisé avec guide francophone.

J’avais rencontré Londres à douze ans, lorsque mon père, pour m’aider à apprendre la langue, m’avait envoyée dans une famille dans le Sussex pour les vacances de Noël. Je ne comprenais rien et passais quinze jours à engloutir des boîtes de chocolates & toffees Quality Street. Malgré les bombes de l’Ira contre lesquelles on me mettait en garde, j’avais pris le train seule et avais arpenté Londres pour la première fois, ce que j’ai fait plusieurs fois par la suite, à différentes époques, voyant la ville changer sans jamais perdre sa singularité, ni son profond impact sur moi. Alors, au début de 1980, à la recherche d’un abri pour mon esprit et mon âme, j’avais instinctivement pris le train, le bateau puis le train pour m’y réfugier. Sans rien dire à personne. J’ai toujours adoré Londres et si je n’avais pas été Parisienne, j’aurais aimé être Londonienne. Vivre à Montréal est pour moi une manière d’être un peu les deux.

Un an auparavant, quelques semaines avant mon dix-huitième anniversaire, ma mère nous avait quittés. Abandonnés sans un mot. Desperately in love, ailleurs.  Néanmoins, j’avais passé mon bac brillamment. Le proviseur de mon lycée réputé m’avait convoquée dans son bureau à lambris. Admiratif de mes résultats et las me voir arriver au lycée accompagnée par la police qui m’avait arrêtée pour trafic de drogue. Vous ne m’impressionnez guère, savez-vous ? Vous pouvez bien débarquer en panier en salade, je ne vous renverrai jamais. Vous êtes brillante, mais vulnérable (en carence affective avait dit le juge pour enfants). Vous avez tellement de flèches dans votre carquois que vous risquez de passer votre vie à les envoyer dans tous les sens. Visionnaire le proviseur. Lui possédait la solution, qu’il m’exposait. Hypokhâgne, khâgne, École normale, c’était la voie royale et elle était à ma portée. À condition que je ne quitte pas son lycée. J’avais essayé. C’était passionnant à vrai dire, mais je m’ennuyais et m’ennuyer n’est pas à ma portée. Pour certains, ennui rime avec stabilité, mais chez moi l’ennui, comme une fièvre, enflamme mon intranquilité consubstantielle. Alors un matin après les fêtes de fin d’année, j’avais pris le train, puis le bateau, puis le train pour me réfugier à Londres, sans rien dire à personne.

Après six mois à vivre chez elle, en juillet 1980, à la table du petit déjeuner, j’annonçai à Mrs Pearson que j’allais rentrer à Paris.. Elle baissa la tête, sans m’engueuler. Elle se résolut à chercher une autre locataire. Un soir, en rentrant, je l’entendis m’appeler dans le salon. Une jeune femme s’y trouvait. Maigre et grande, très grande. Les jambes croisées et ponctuant ses paroles de ses mains soignées, Mrs Pearson me fit asseoir puis ordonna à la jeune femme de se lever. Celle-ci s’exécuta, gauche et mal à l’aise. You see ? dit Mrs Pearson en s’adressant à moi sans la regarder. She cannot wear normal clothes, she cannot sleep in a normal bed, she cannot sit at a normal table. She couldn’t even dance with a normal man. She’s a giant monster. Je ravalai ma salive, estomaquée. La jeune femme regardait ses chaussures, pointure 44 au bas mot. And do you know where she comes from? poursuivit Mrs Pearson. Rhodesia ! Rhodesia ! She grew up with negros, can you only imagine that ? La jeune femme ramassa son sac et partit. I would have imagined that she would leave sooner, conclut Mrs Pearson, I am not a charity. J’avais prévu de passer la soirée dans ma chambre, mais je me ravisai et sortit, courant dans les rues jusqu’à un restaurant indien. Mrs Pearson exécrait la nourriture indienne et moi, qui venais de la découvrir, je l’adorais. Si elle savait ! Quelques nuits auparavant, après une soirée arrosée dans un pub, j’avais invité Leroy, mon collègue jamaïcain que toutes les filles de la boutique convoitaient. Je riais tant que je manquais de m’étouffer avec mon nan en imaginant que Mrs Pearson ait pu le trouver tout nu dans sa salle de bain au milieu de la nuit. Can you only imagine that ?  

Peu de temps avant mon départ pour la France, Mrs Pearson me proposa une escapade dans la campagne anglaise pour découvrir des écluses sur la Tamise. Son fils nous conduirait. J’acceptai. Sur place, elle décréta qu’elle ne pouvait pas marcher et que son fils me ferait visiter. Nous partîmes côte à côte, et j’entendis pour la première fois ou presque, sa voix. Rouge comme une tomate, il bredouilla qu’il me trouvait belle et fascinante et voulait me proposer le mariage. L’estomac noué, je remarquai qu’il tremblait un peu et décidai donc de lui dire que j’allais y penser. Jamais trajet ne me parut si long. Mrs Pearson me jetait des coups d’œil dans le rétroviseur avec un petit rictus qui ne faisait que décupler ma colère. Ce piège minable était le sien, bien évidemment, et son fils et moi en étions pareillement victimes. J’allais dormir plusieurs jours chez mon amie Sue, dans sa cité infestée de punks et puis deux jours avant de quitter Londres, je rentrai sur Old Brompton road. C’était comme si j’avais traversé plusieurs couches de sédimentation sociologique.

À la table du petit déjeuner, Mrs Pearson ne jouait plus. Elle avait compris. Je n’épouserai pas Denis. Ni lui ni personne d’ailleurs. You are brilliant but so vulnerable, plaida-t-elle, I wanted to offer you security. Combien de fois encore allais-je entendre cette phrase ? Jamais de la bouche de ma mère en tout cas.

Je vais devenir journaliste et écrivaine, lui dis-je en levant ma tasse de café avec la cuillère dedans. Elle me sourit. Un vrai sourire affectueux. Tu as raison, me dit-elle, puis elle retira une de ses bagues à cabochon et me l’offrit. Je rentrai à Paris et retournai vivre chez mon père pour quelque temps. Je repris mes études à l’université. J’ai passé ma vie à envoyer des flèches dans tous les sens, jusqu’à l’autre bout du monde. Je ne me suis pas ennuyée.

J’ai perdu la bague.

Peggy Baker pour Hunk

La publication, un échec ou un malentendu?

Chemin. Photo: Aline Apostolska

21 janvier 2022

Tandis que sévit la tempête sur Montréal et que je viens de pelleter deux heures juste pour pouvoir changer ma voiture de place de stationnement… je reçois un paquet qui contient un livre, un cadeau.

Il s’agit du 38e livre écrit grâce à l’accompagnement de mes ateliers de création littéraire. Romans (adultes ou jeunesse, policiers, historiques, fantastiques, intimistes, épiques, d’amour) récits autobiographiques, recueils de nouvelles et même poésie (plus rarement)… je suis fière d’avoir donné l’étincelle, la théorie, l’analyse, l’écoute, la critique, l’encouragement, l’audace, parfois le coup de pied gentil, et l’étincelle encore, pour faire exister, couver, écrire et finalement même publier le livre que des personnes ont toujours voulu écrire. Depuis 2003, la magie conjuguée à la compétence opère. Merci à toutes et tous pour la confiance renouvelée d’année en année et bravo à toutes celles et tous ceux qui ont réalisé leur ambition. Je ne dis pas qu’ils ont réalisé leur rêve, car un livre c’est avant tout du travail, beaucoup de travail, mais ils ont sans doute réalisé leur ambition.

Ou du moins, une partie de leur ambition… et c’est là mon propos aujourd’hui.

Parvenir à se faire publier est bien la fin d’un parcours du combattant, voire, pour dire la vérité vraie, un véritable chemin de croix. Je rappelle, pour contrer les idées reçues et les espoirs idéalistes fondés sur l’ignorance complète du milieu de l’édition, que la moyenne du nombre de refus d’un premier livre est de 52. 52 refus, il faut en effet avoir la couenne dure et s’accrocher, surtout que, logiquement, l’on associe le refus au fait que le livre est mauvais ce qui n’est pas toujours le cas, et même pire : dans 8 cas sur 10 le refus d’un livre n’est pas lié à la qualité du livre (sinon, entre nous, combien de livres nuls qui paraissent ne paraîtraient pas…?) mais au contexte. Le contexte? Le contexte de la maison d’édition elle-même soit son plan d’affaires, son identité et sa politique éditoriales, l’appréciation forcément subjective de l’équipe éditoriale (subjective, bien sûr, car c’est de la littérature), le programme éditorial qui est toujours déterminé plusieurs années à l’avance, la santé financière de la maison… et autres raisons qui ne sont pas du tout d’ordre littéraire et qui rappellent à celles et ceux se feraient des idées irréalistes qu’une maison d’édition est d’abord et avant tout une entreprise commerciale et qu’elle doit bien à ce titre répondre aux critères de fonctionnement d’une entreprise commerciale.

À cette règle du refus n’ont échappé quasi aucun des auteurs best-sellers que l’on connaît aujourd’hui et dont on pourrait s’imaginer, de l’extérieur seulement, qu’ils ont tout de suite été reçus à bras ouverts par les éditeurs. Pas du tout! Dan Brown, Paulo Coelho, J.K. Rowling, Louise Penny, Donna Leon, Stieg Larsson, Henning Mankell, Guiseppe Tomasi di Lampedusa… en ont déjà souvent témoigné, ce qui explique d’ailleurs que beaucoup finissent par préférer s’auto publier (Marcel Proust, je le rappelle souvent, étant le plus célèbre auto publié de l’histoire de l’édition française.

J’écris cette chronique non pas pour critiquer le système éditorial, il est ce qu’il est, mais pour rester conforme à ce qui est le but principal que je poursuis dans mes ateliers de création littéraire AlinéaÉcriture : démystifier l’acte d’écrire, et le milieu de l’édition et du livre en général.

Donc, une fois le livre publié, bien sûr c’est une merveilleuse victoire. Quelque chose d’un profond accomplissement personnel. Pourquoi dis-je ici alors que toute publication est un malentendu? Est-ce pour les mêmes raisons qu’il faut un jour avouer aux enfants que le Père Noël n’existe pas, et qu’on lui ment depuis des années…? Oui, c’est un peu ça.

Le malentendu, l’échec dont on parlera ici s’entend du seul point de vue intérieur, c’est-à-dire de la perception de l’écrivain lui-même quant à la réception de son livre. Non pas, encore une fois, par rapport au fait que son livre se vende ou pas, mais par rapport à la compréhension de son livre par les lecteurs.

Car entre ce qu’un écrivain veut dire et ce que le lecteur en comprend, il y a toujours une distance, un écart, voire un gouffre. On pense avoir tout dit, dit tout ce que l’on avait à dire dans ce livre-là. Mais est-ce le cas? Est-ce seulement possible.

C’est ainsi que la romancière française Geneviève Brisac parle d’échec de la publication, sûre qu’elle est, après une longue carrière, que l’on échoue toujours à vraiment exprimer tout ce que l’on pensait exprimer, même après tant de travail. Pour sa part, l’écrivaine québécoise Marie-Andrée Lamontagne parle plutôt de malentendu de la publication, stipulant qu’il existe toujours inévitablement un écart entre ce que l’auteur-e a écrit et ce que le lecteur, la lectrice, en comprend. Comme si l’un est l’autre ne parlaient pas tout à fait de la même chose, un mal – entendu en somme. Quant à moi, modestement, je rappelle simplement que l’écriture est un long cheminement vers soi-même, et donc, à chaque étape, on avance un peu plus vers cette vision du monde que l’on souhaite transmettre, on s’en rapproche à chaque fois d’un peu plus près. Le processus est sans fin.

C’est précisément lui qui fait continuer et maintient vivante l’envie d’écrire. À chaque nouveau livre, on se dit « ah cette fois-ci je vais y arriver, je vais parvenir à dire exactement ce que je veux dire, et cette fois, c’est sûr, je serai pleinement compris-e. »

Cela s’appelle l’inassouvi. Et que serait la littérature sans inassouvi? Est-elle seulement assouvissable?

La littérature signe notre appartenance à l’humain. C’est une histoire sans fin.

Une langue et un lac d’attache




Une langue et un lac d’attache
 
Depuis le 8 mars? Sérieux? Sérieux, je ne sais pas mais c’est sûr que je n’ai pas écrit d’infolettre depuis le 8 mars 2021 pour rendre hommage, en l’occurrence, aux femmes qui au fil des siècles ont lutté pour finir par imposer leur droit à écrire. Écrire, c’est se réécrire donc, imposer son droit à écrire c’est imposer, envers et contre tous, son droit à récupérer le pouvoir sur son existence.
 
Non pas que je n’ai rien fait depuis tous ces mois. Bien au contraire, j’ai tellement fait au cours de toute cette année 2021. Le meilleur critère étant que, parvenue au terme de cette année et tentant, comme à mon habitude, de faire un bilan de l’accomplissement de l’année écoulée, j’ai peur de ne même pas m’en souvenir. Il faut retenir ce qui spontanément nous revient en tête, ce qui nous n’oublions pas même lorsque nous avons tout oublié. Comme toujours, me reviennent en tête les moments importants de ma vie personnelle, familiale, amicale et intérieure. Je suis souvent occupée par les marées de ma vie intérieure. Ma famille proche, mes amis qui sont ma famille choisie, le déplacement de ma tectonique intime, voici ce qui demeure à jamais l’essentiel pour moi. Le reste, souvent, est contingences, organisation et gestion. Et ça, je sais très très bien faire. Ça fait bien longtemps que je sais que je saurai toujours faire parce que j’ai toujours su faire, et que donc cela ne m’inquiète plus. Naviguer et croire. Je l’avais écrit dans L’Homme de ma vie, naviguer et croire, à l’instar des grands navigateurs partis sur des flots inconnus, sans carte et sans horizons, soumis à la force du vent et de leur foi volontariste (foi au sens étymologique de croire sans voir), c’est le secret pour réussir sa vie. Naviguer et croire, navigare necesse est (devise des marins vénitiens du 15e s.) je sais très bien faire et heureusement. Cette pandémie, ses fluctuations, ses soubresauts, sa mise en lumière crue et inévitable des immondes disparités entre les mondes qui composent ce monde terrestre, nous le rappelle tous les jours. Et ce n’est pas fini, loin loin s’en faut… Après tout, il y a vingt-quatre lettres dans l’alphabet grec, hélas! Nous vivons une tragédie grecque en effet : les dieux ont décrété que quelqu’un doit mourir pour que quelqu’un vive. Oh pas nous, évidemment, pas nous de ce côté-ci privilégié de la petite orange bleue, ou si peu en vérité, comparativement. Quand je pense à l’Afghanistan, et aux Afghanes plus précisément encore — et je pourrais bien penser à tellement d’autres peuples encore —, je n’ai plus envie ni de naviguer, ni de croire, ni d’écrire.
 
Hors de ma vie intime donc, je retiens de 2021 deux fabuleux accomplissements : j’ai appris un nouveau métier, passionnant et valorisant, et je me suis posée dans un lieu rêvé, au bord d’un lac en Mauricie. À Saint-Élie-de-Caxton que j’appelle Saint-Élie la sainte paix, une maison de famille sur le lac Plaisant exactement. J’y suis en ce moment, à ne rien faire, rien qu’à regarder chaque jour les mouvements de la Nature, le blanc absolu qui recouvre les allées de pins et l’hiver qui prend possession de l’eau, en trois jours, d’une fine couche de givre à la formation d’une banquise, frêle encore, mais qui va imposer sa majesté pour les mois à venir. Rien faire, ne rien faire, être, se vider, souffler, lire, cuisiner, prendre une marche, regarder des séries, écrire cette infolettre, écouter de la musique, attendre le déneigeur et puis décider qu’après tout je n’ai pas besoin de la voiture pour aller au village si proche, que je n’ai pas besoin d’aller au village tout court, après tout. Après toute cette année. Se reposer, à l’abri de tout bruit (le silence est assourdissant sauf quand tout à coup le vent souffle sur la neige accumulée dans les hautes branches des deux immenses pins centenaires qui encadrent la maison côté eaux et déplace des poudreries chuintantes…) à l’abri de toute obligation (aller chercher du pain avoine-sarrazin chez Croûte que Croûte, notre magnifique boulangerie attendra demain…), à l’abri des bruits fracassants de la grande ville et du monde. Pourtant, moi la voyageuse, j’ai si hâte de repartir voyager. Cette nouvelle maison que 2021 m’a apporté c’est pour moi un lieu où revenir, un lac d’attache et de croissance.
 
 
J’ai donc appris un nouveau métier. Ou plutôt, pour être plus exacte, une extension de ce que je fais depuis toujours, depuis que j’ai annoncé à onze ans que j’allais le faire : transmettre. Transmetteuse, ce mort résume tout, mais tel un grand arbre fort, avec un déploiement de branches. Transmetteuse, journaliste, directrice littéraire, éditrice, chroniqueuse, écrivaine prolifique et éclectique, enseignante, conférencière, polyglotte. En 2020, on m’a proposé d’enseigner le français aux niveaux supérieurs de francisation, et en 2021 cela s’est déployé, diversifié, intensifié, et étendu à l’enseignement du français langue d’enseignement en secondaire 4. La langue française. Ma langue française. Celle qui n’était pas ma langue maternelle (ce concept étant flou pour moi), mais qui depuis l’âge de trois ans m’a tout, tout, absolument tout apporté. Sur le sujet, je suis drastique et ringarde. Vieille France. La vie m’a donné de pouvoir à mon tour rendre ce que le français m’a donné : une langue d’attache et de déploiement. Et ce, dans le pays que j’ai choisi pour sa francophonie.
 
Une langue et un lac d’attache. Ne rien faire d’autre en cette fin d’année qui fut hyper intense et hyper créatrice, que me souvenir de la chance de les avoir. Rendre grâce à la force du vent. Naviguer et croire, encore, puisque je le peux. 2022 peut venir, je suis prête.
 
À vous toutes et tous, merci, merci beaucoup! Pour votre fidélité, votre enthousiasme, votre talent. Je vous souhaite que 2022 vous soit douce, 2021 a été si tellement dure pour beaucoup, sur divers plans… Douce, inspirante et patiente, au plus près qu’il est possible de vous-mêmes et de ceux qui vous sont indispensables. Bonne Nouvelle Année 2022!
 

Photo : Serge Marcoux
 
Ateliers de création littéraire 
 
Cinq livres sont nés cette année de mes ateliers de création littéraire Alinéa Écriture et plusieurs sont en cours de publication! C’est toujours tellement émouvant et magique! Et puis mon fils aîné a publié son premier livre, issu de ses chroniques de Radio-Canada dans l’émission Aujourd’hui l’Histoire (mais je n’y suis pour rien, c’est son accomplissement personnel qui me rend si fière).
 

 
LA SESSION DES ATELIERS HIVER-PRINTEMPS 2022 se poursuit les lundi, mardi, mercredi soir de 18h à 21h et le samedi de 10h30 à 13h30. Pour obtenir le programme complet et les détails pour s’inscrire m’écrire svp à apostolskaaline@gmail.com ou sur le site www.alineaecriture.com
 
Je l’ai déjà dit et le répète : c’est très important pour moi, sinon plus, d’aider les autres à écrire leur livre que d’écrire les miens.
 
Tu écris, Aline?
 
Je rassure celles et ceux qui ont dit, par dépit, jalousie ou imbécilité, que je suis une machine à écrire, ou que je suis autiste, à cause de toutes ces années où j’ai publié deux, quatre, jusqu’à huit livres différents par an… qu’il se passe ce que j’ai toujours dit qu’il se passerait : toute ma vie j’ai été plus occupée à vivre qu’à écrire, même si j’ai publié quarante-cinq livres en trente ans… donc, mon écriture sommeille, un peu, mais… à l’image de l’eau recouverte de neige du lac que je regarde en écrivant ces lignes, des milliers de truites fraient au fond, vivantes et vivaces… On ne perd jamais à attendre le printemps.
 
Votre questionnaire de Proust
 
Vous le savez bien, Marcel Proust est le plus célèbre auteur auto publié de l’histoire de la littérature française (et loin d’être le seul évidemment, la moyenne des refus du premier livre étant de 51, publier son premier livre demeurant un véritable chemin de croix et de croisade…). Pour finir cette année, je vous propose son questionnaire.
 
Marcel Proust y a répondu pour la première fois alors qu’il effectuait son service militaire volontaire dans la ville française d’Orléans. Il a été vendu aux enchères en 2003 pour la somme de 102 000 euros. À combien se vendrait le vôtre, pensez-vous? Question ironique bien sûr (et depuis quand qualité littéraire et score de ventes ont-ils un lien…?)
Voici mes réponses en guise de clin d’œil.
 
1. Ma vertu préférée : la curiosité
2. Le principal trait de mon caractère : la lucidité
3. La qualité que je préfère chez les hommes : l’appétence
4. La qualité que je préfère chez les femmes : l’écoute
5. Mon principal défaut : l’intransigeance
6. Ma principale qualité : la liberté
7. Ce que j’apprécie le plus chez mes amis : la fidélité
8. Mon occupation préférée : la découverte
9. Mon rêve de bonheur : le bord de l’eau
10. Quel serait mon plus grand malheur? perdre mes enfants
11. A part moi -même qui voudrais-je être? personne
12. Le pays où j’aimerais vivre : entre ici et ailleurs
13. La couleur que je préfère : le bleu
14. La fleur que je préfère : la pivoine
15. L’oiseau que je préfère : la fauvette
16. Mes auteurs favoris en prose : Edith Wharton, Carson Mc Cullers, Fiodor Dostoievski, Ernest Hemigway, Delphine de Vigan, Dominique Fournier, Anaïs Barbeau-Lavalette, Nicolas Bouvier, Sylvain Tesson…
17. Mes poètes préférés : Pierre de Ronsard, Charles Baudelaire, Emily Dickinson, Hélène Dorion…
18. Mes héros dans la fiction : Alexandre le Grand, Nelson Mandela
19. Mes héroïnes favorites dans la fiction : Aphrodite, Antigone
20. Mes compositeurs préférés : Beethoven, Mozart…
21. Mes peintres préférés : Georges Seurat, Francis Bacon, Claude Monet, Vermeer, Vincent Van Gogh, Camille Claudel…
22. Mes héros dans la vie réelle : mon père et mon petit-fils
23. Mes héroïnes préférées dans la vie réelle : Rosa Parks, Margaret Mead
24. Mes héros dans l’histoire : Winston Churchill
25. Ce que je déteste le plus : la bien-pensance et les certitudes
26. Le personnage historique que je déteste le plus : Staline
27. Les faits historiques que je méprise le plus : la destruction de la Palestine
28. Le fait militaire que j’estime le plus : le débarquement de Normandie, 6 juin 1944
29. La réforme que j’estime le plus : les droits des enfants
30. Le don de la nature que je voudrais avoir : l’ubiquité
31. Comment j’aimerais mourir : en tenant la main de mes descendants
32. L’état présent de mon esprit : la sérénité
33. La faute qui m’inspire le plus d’indulgence : la gourmandise
34. Ma devise : devenir plutôt que demeurer
 
 
Dernière question et non la moindre : que ferez-vous l’année prochaine? Portez-vous bien en tout cas, et à bientôt!  

Le droit d’écrire

Manuscrit de la Comtesse de Ségur
Photo : Wikipédia


Chers toutes et tous,

Fêtez-vous le 8 mars? Ou plus exactement, que fêtez-vous le 8 mars?

Certains offrent fleurs, cartes et chocolat, moi-même je souhaite Bonne fête à mes amies réparties sur la planète, mais cela ne doit pas nous faire oublier l’essentiel. Le 8 mars est une journée de lutte. Une journée pour se souvenir des luttes menées autant que pour ne pas perdre de vue l’ampleur des combats à poursuivre.

Cette journée puise en effet ses origines dans l’histoire des luttes ouvrières et des manifestations de femmes au tournant du XXe siècle en Amérique du Nord et en Europe. Les luttes des Américaines socialistes dès 1909. L’appel de l’Allemande Clara Zetkin en 1910 à Copenhague lors de la deuxième conférence internationale des femmes socialistes. Celle de la Journée internationale des ouvrières célébrée par les ouvrières russes le 3 mars 1913 puis le 8 mars 1914, qui donnera le coup d’envoi de la future Révolution soviétique. Après la Seconde Guerre Mondiale, le 8 mars est célébré dans de nombreux pays. C’est en 1977 que les Nations Unies officialisent la Journée internationale des femmes, incitant ainsi tous les pays du monde à fêter les droits des femmes.

Droits civiques, droits juridiques, droits à l’égalité des salaires, droit aux soins, droits humains fondamentaux. Droit à avoir droit d’être ce que l’on est, telle que l’on est, droit à exister en plus qu’à celui de simplement survivre, droit à choisir sa vie, droit à être libre de choisir sa vie sans risquer forcément sa vie et souvent, celle de ses enfants. Droit à être un humain à part entière.

Droit à écrire? Plus compliqué, le droit d’écrire… Beaucoup plus compliqué. Et — non pas obtenu —, mais imposé de haute lutte, le porte-plume brandi comme une dague, après avoir été frappé d’interdit, onze longs siècles durant.

Aut liberi aut libri

Des livres ou des enfants, mais pas les deux, que diable! Que se passa-t-il dans la tête de ce pape romain — par ailleurs nouvellement auto-proclamé… – pour qu’au milieu du 9ème siècle il émette cette bulle interdisant l’écriture féminine? Aut liberi aut libri — ou des livres ou des enfants —, Mesdames choisissez votre camp, comme si la vie ne devait être qu’organique… Il faut y lire en vérité une conception littérale de la notion de Verbe créateur qui se trouve au cœur du christianisme, comme d’ailleurs au cœur des trois monothéismes, tous trois fondés sur un livre originel : la Torah (puis le Talmud), la Bible, le Coran. Dans nos civilisations dites du Livre, l’être humain est une Créature du Verbe, mais ce Créateur, Un et Unique, est masculin. Seul le Verbe de Dieu est créateur, alors comment une femme, dont le rôle est, au mieux, d’incarner le fruit de ce Verbe, pourrait-elle prétendre à être tout à la fois créatrice et porteuse de la création? Chacun, et chacune, peut y réfléchir par lui, et par elle-même.

Mon propos, en cette semaine du 8 mars 2021, est de rappeler que cet interdit, aussi absurde qu’il nous paraisse aujourd’hui, fut plus que très respecté. Longtemps, celles qui souhaitaient écrire en paix devenaient religieuses (Catherine de Pise, Hildegarde de Bingen, Marie de l’Incarnation) ou simplement se conformaient à l’interdit, au nom de la liberté, vraiment?, ou par une forme insidieuse d’obéissance inconsciente? Toujours est-il qu’il faut attendre les Anglaises du 19ème siècle (Jane Austen, les sœurs Brontë, George Eliot, Elisabeth Gaskell, Beatrix Potter…), par ailleurs non-papistes, pour affirmer une écriture romanesque bien qu’elles, et jusqu’à Virginia Wolf, sans oublier l’Américaine Édith Wharton, mon écrivaine préférée, elles choisirent aussi d’opposer fécondité de la plume et fécondité de la chair.

Dans la littérature française figurent, on le rappellera, une honorable liste d’écrivaines de grand talent, mères et écrivaines, qui cependant constituent autant d’exceptions qui confirment la règle. Madame de Lafayette, Madame de Sévigné, la Comtesse de Ségur née Rostopchine, et la plus grande et exceptionnelle de toutes, George Sand… sont des modèles mais brillent par leur incongruité. N’est pas George Sand qui veut, n’est-ce pas? George Sand qui jamais ne choisit entre être mère divorcée et autosuffisante, amante fougueuse s’il en fut, voyageuse infatigable, cavalière intrépide, maîtresse femme, jardinière et cuisinière gourmande à la table perpétuellement ouverte…

Peu d’autres, ni Lou Andréas-Salomé, ni Colette, ni Simone de Beauvoir, ni Violette Leduc, pas plus que Gabrielle Roy (qui en parle avec lucidité et émotion dans son dernier livre Ces enfants de ma vie), ne se seront au final inscrites à contre-courant de ce postulat érigé au 9èeme siècle comme une incongruité. Il faut attendre les années 1960, Françoise Sagan, Françoise Giroud, Marguerite Duras, et plus tard Élisabeth Badinter, Margaret Atwood, Nancy Huston ou Laure Adler, pour que ce sujet précisément, le ventre ou la plume, fut traité autrement que comme une contradiction, une incompatibilité, voire une coupable désobéissance qu’il faudrait payer du prix du mépris (une mère qui écrit est d’emblée soupçonnée de négligence) sinon du prix de sa vie (Sylvia Plath)…

La revanche de l’écriture féminine 

Je n’aime pas parler en termes de revanche. À la suite de Badinter, j’ai le féminisme complémentaire ou non oppositionnel. Mais revanche pourtant il y a… J’ai été frappée dès mon arrivée ici, en 1998, par l’importance des écrivaines, au sens du nombre et de l’impact, dans la littérature québécoise. Je suis frappée encore et incessamment, par la constatation, depuis 2003 que j’anime des ateliers de création littéraire, par le fait que mes étudiants sont, à 95 %, des étudiantes. Par le fait que, statistiques à l’appui, se confirme le fait que les lecteurs sont pour les ¾ des lectrices, sans oublier les enseignantes, les journalistes, les éditrices, les participantes aux festivals, salons du livre et autres rencontres littéraires.

Quant à moi, écrire et être mère s’est avéré indissociable dans mon existence, car j’ai la même année, et je dirai dans le même souffle créateur, féminin, publié un livre et eu un fils, accouché d’un livre et d’un enfant. L’idée d’une comparaison, et encore plus d’une compensation de l’un par l’autre, pire de l’un pour l’autre, me semble une profonde méconnaissance et de la maternité, et de la création littéraire. Et quand, enfin!, va-t-on cesser de demander aux écrivaines comment, mais comment diable!, ont-elles eu le temps (l’audace?) d’être mères aussi, sans que pour autant leurs enfants soient forcément devenus neurasthéniques et dysfonctionnels?

Évidemment, loin de moi l’idée qu’il faille être mère quand on naît femme!… Mon propos est qu’être mère et créatrice est autorisé. Les femmes ont fini par s’y autoriser, sans bénédiction ni paternelle (lire absolument l’essai Écrire dans la maison du père de Patricia Smart, Prix du Gouverneur général 1988), ni divine.

La lutte, alors, la lutte, en effet, sur ce plan comme sur tant d’autres, a le quoi continuer. Lorsque reviendra le 8 mars, il serait bon de cesser d’oublier le droit d’écrire — comme affirmation personnelle mais aussi comme mutation civilisationnelle —, et les nombreuses femmes qui se battent encore, dans de trop nombreux pays, pour l’exercer. Mères terrestres et femmes de lettres, ne vous en déplaise…

Pour rester en contact et vous inscrire à mes ateliers de création littéraire :
www.alineaecriture.com
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L’Invitation au Voyage – 6 : Cuba, Littérature et Mystification

Sur le malecón en bord de mer, La Havane, 2018

Quiconque voit Cuba uniquement au travers des tout-inclus ne connaît rien du pays et encore moins des Cubains, pas plus qu’aller au zoo ne permet de prétendre connaître la faune sauvage.

Mais il ne s’agit pas de critiquer les touristes puisque depuis la chute de l’URSS sous la perfusion de laquelle Cuba vivait depuis la crise des missiles de 1962, l’île communiste s’est ouverte au tourisme car elle en avait vitalement besoin. Il suffit de savoir à quel point indescriptible la situation est actuellement difficile, combien la famine, les pénuries, l’absence de transports et de médicaments paralyse le quotidien du peuple depuis que sévit la pandémie pour s’en persuader.

Tourisme nourricier et vénéneux

Immanquablement, comme toujours le déploiement touristique à large échelle dans des pays non seulement pauvres mais autarciques, ce tourisme nourricier est aussi assassin : 1. sous l’égide de l’armée, il faut être un apparatchik de l’armée, haut gradé, officier ou pour le moins diplômé de l’académie militaire pour obtenir un poste titulaire de fonctionnaire salarié à plein temps dans le tourisme, ce qui contribue à creuser encore plus la fracture entre les nouvelles classes sociales enrichies plus ou moins directement par le tourisme, et le gros de la population ; 2. la terre cubaine si fertile pourrait sans conteste nourrir ses onze millions d’habitants si la quasi-totalité de la production de l’agriculture et de l’élevage n’était pas destinée d’abord aux hôtels et ensuite à l’exportation internationale, laissant le peuple affamé, réduit à se nourrir dans les magasins d’état avec les fameux bonds de rationnement mensuels, ou éventuellement à espérer un peu mieux que l’ordinaire en achetant quelques fruits et légumes (mais plus chers qu’à Montréal) ; 3. le pire effet de ce système étant que Cuba importe 80% de son alimentation dépendant donc du bon vouloir d’autres avec des conséquences faciles à imaginer dans des moments comme ceux que nous connaissons où transports et échanges sont stoppés sine die (ou si un dirigeant hostile au régime cubain, le président brésilien Bolsonaro en l’occurrence, décide de simplement couper les vivres).

Centro Habana, le pouls de la capitale

4. Outre le farniente et le divertissement que viennent chercher les touristes à Cuba ? De l’amour toujours, ou du moins du sexe et de belles paroles confits dans la musique et le rhum (souvent frelaté),  pour une ou deux semaines, réduisant la jeune population cubaine, garçons et filles, à ce qu’elle a précisément tenté d’échapper avec la révolution castriste de 1959, ne plus être le « bordel» des Américains, ce qu’elle a réussi mais, pour à la place devenir aujourd’hui le «bordel» du monde entier sauf des Américains (ceci étant hélas ! le cas de bien d’autres innombrables pays de la planète).

Je n’ai pas ici pour objectif de critiquer que j’ai un peu appris à connaître depuis de longues années à présent, et où vivent des amis chers, des repères affectifs, un éditeur, des collègues écrivains, cinéastes, musiciens… Je sais qu’ils sont beaucoup plus conscients de la réalité de la situation qu’ils vivent qu’aucun occidental ne saurait l’être en se rendant là occasionnellement, comme moi. L’humour lucide et la finesse philosophique (voir l’émouvant film Sur les toits de La Havanede Pedro Ruiz) tout comme le sens de la solidarité, de la débrouillardise mais aussi de la autodérision est une seconde nature pour la plupart des Cubains, de la même manière que la révolution castriste s’essoufflant (pour ne pas dire qu’elle a échoué…), l’Église évangéliste (en l’occurrence pentecôtiste) est devenue le nouveau mythe national cubain, parallèlement à la fortification de l’impact de la santeria (la religion afro-cubaine héritée des esclaves venus des Canaries avec leurs maîtres espagnols, équivalent du vaudou haïtien ou du candomblé brésilien) où, entre incantations et sacrifices animaliers, d’aspirants initiés allant par milliers tous habillés de blanc purificateur sous la houlette de guides spirituels qui détermineront, tout en s’enrichissant, lequel est fille ou fils de l’une des divinités de ce panthéon païen, Obatala, Ogún, Ochún, Oyá et les autres…

Église de la Virgen de la Caritad del Cobre, près de Santiago de Cuba

D’après plusieurs observateurs objectifs (je me réfère souvent aux articles du Monde), la situation des Cubains est en ce moment pire que lors de la période qui était considérée comme la pire, à savoir le début des années 1990 qui suivirent la chute de l’Union soviétique. Il ne leur reste en effet plus qu’à s’adresser à Dieu ou aux dieux, à cultiver la pensée magique et à regarnir si possible la réserve de rhum pour ne pas tomber droit dans le désespoir, même pour les plus proactifs et résistants d’entre eux. Les faux espoirs sont tombés un à un au cours des dernières années.

Malgré les slogans, les façades bariolées de phrases de harangue, littéraires justement, même tout en haut des montagnes de l’est de l’île, la foi en la Révolution est morte, ou quasi et en conséquence le régime, affaiblit, se durcit. Voici quelques éléments qui le prouvent :

  • Il n’est plus même possible aux Cubains d’imaginer nager quelque 170 km jusqu’à la Floride depuis l’abolition de la loi américaine dite des Pieds secs / Pieds mouillés (Wet feet/dry feet) qui était en vigueur depuis 1962 concernant l’immigration cubaine. Elle offrait un permis de résidence aux Cubains ayant réussi à poser le pied sur le sol américain (« pieds secs ») alors que ceux récupérés en mer (« pieds mouillés ») étaient expulsés vers Cuba ; l’administration Obama a mis fin à cette politique en janvier 20171, quelques jours avant la fin du dernier mandat de président de Barack Obama, à la demande du gouvernement cubain qui en avait fait la condition sine qua non de la reprise des relations commerciales de Cuba avec les États-Unis, mais celles-ci ont été dissoutes dans l’œuf par Donald Trump qui a non seulement gelé les relations mais durci les sanctions contre toute entreprise américaine faisant affaire avec Cuba.
  • Il est de plus en plus difficile d’émigrer en se mariant avec une ou un étranger, par exemple le Canada (qui déjà refusait près de 90% des demandes de visa temporaire las d’être pour 8 immigrants cubains sur 10 la porte d’entrée vers les Usa) a finalement fermé la majeure partie des services de son ambassade à La Havane dont le service d’immigration en mai 2019.
  • À propos des mariages et autres escroqueries aux sentiments, cela n’a hélas rien de spécifiquement cubain. Cela concerne les ¾ des pays du monde qui cherchent un moyen de se rendre dans l’eldorado qu’ils imaginent que le dernier ¼ du monde est. Beaucoup (trop) se jettent sur des canots immersibles à travers la Méditerranée qui leur sert de tombeau, beaucoup (trop) d’autres se jettent sur les routes depuis le Moyen-Orient parcourant des 10000 km leurs enfants sur le dos dans l’hostilité générale, encore (trop) d’autres tentent de passer des frontières de l’Amérique du sud vers les États-Unis et finissent en prison, et puis d’autres (encore trop aussi) préfèrent singer l’amour plutôt que de nager avec les requins la nuit pour rejoindre une côte floridaine. Dans mon roman Le Cœur Bleu partiellement situé à Cuba (Éditions Recto Verso, 2016) j’ai déjà écrit que ce n’est pas moi qui leur jetterais la première pierre (ni aucune d’ailleurs) car qui dit que je ne serais pas pire si j’étais dans leur situation… ? On dit les Cubains ringards, roublards et rusés, et que pour être avec un ou une d’entre eux il faut être millionnaire et philanthrope. Ceux qui disent cela savent ans doute de quoi ils parlent, et je n’approuve pas cette réalité, de toute façon ce n’est pas le propos de cet article. Je dis juste que, Cubains ou autres, n’est-ce pas un aspect inévitable du développement du tourisme ?

Une dernière chose importante me semble à ajouter pour conclure : les Cubains, comme d’autres peuples, ne vivent pas seuls. S’ils possèdent une richesse, c’est surtout celle de ne pas souffrir de cette solitude qui en revanche demeure la principale indigence des Occidentaux (et en particulier des Occidentales).

Le Cœur Bleu, situé à Cuba et un de mes romans traduits en espagnol à Cuba et le prix reçu
  • Ce n’est pas donné à tout le monde d’être un excellent médecin ou un ingénieur hors pair,  afin d’être sélectionné (la médecine cubaine est à juste titre considérée comme très performante) et être envoyé par le gouvernement cubain à l’étranger dans des Brigades spécialisées, notamment lors de catastrophes naturelles ou de pandémie, en Afrique contre Ebola ou en ce moment même contre la Covid-19 en Italie ou en Martinique et Guadeloupe. Mais c’est le gouvernement cubain qui reçoit la rémunération pour l’envoi de ses spécialistes, c’est même la première source de devises, trois fois plus importante que ne l’est l’apport du tourisme. Si donc nulle sortie n’est possible, par où les Cubains pourraient-ils donc s’échapper, sinon par l’esprit, par une foi qui se veut inébranlable, même si elle est parfois teintée de cynisme ?

Transformer la fiction en réel

Le propos de cet article qui vient conclure la série estivale consacrée au regard que la littérature invite à poser sur un lieu et ses habitants est plutôt de parler du lien particulier de Cuba avec la littérature, de parler donc de quelques-uns des remarquables écrivains cubains et d’autres qui ont remarquablement écrit sur Cuba, mais surtout de parler du lien si particulier qu’entretient Cuba avec le fait littéraire. Car si le fait littéraire consiste à transformer le réel en fiction, à Cuba c’est la fiction qui a été transformée en réel.  C’est forcément le cas, me direz-vous, dans tous les régimes autoritaires fondés sur la volonté autocratique d’un homme, auto-érigé en héros mythique, voire légendaire. Oui mais nulle part, je pense, autant qu’à Cuba, cette mystification littéraire ne fut si brillante, si séduisante (sé-duire, contraire de in-duire, signifie détourner de son centre), si magnétique, débordant par son fascinant story telling les frontières de l’île.

Les raisons de lutter se multiplient chaque jour : phrase de José Marti devenue slogan des Jeunesses Communistes

Mais pour entrainer tout un peuple dans une histoire, une fiction, un roman national, il faut vraiment un être hors norme, hors calibre, un être exceptionnel, guerrier futé, obstiné, stratège machiavélique mais aussi lettré, cultivé, diplômé, polyglotte, grand connaisseur de littérature internationale doublé d’un orateur hypnotique, capable de raconter pendant des heures une histoire de son cru, pour lever les foules, les haranguer, les diriger, les faire rêver et les entraîner dans un rêve qu’ils finissent par prendre pour le leur. Un homme, un  père de la nation, grand mystificateur devant l’éternel.

La parole n’est pas faite pour couvrir la vérité mais pour la dire, écrivaitMarti. Qu’aurait-il fait, alors, lui le rebelle, s’il avait su que ses mots à lui sont utilisés non pas pour dire la vérité mais peut-être pour la recouvrir ? Aurait-il fait partie des opposants, écrivains et journalistes enfermés et oubliés dans les geôles ?

Je vous propose de nous interroger ici, au travers de l’exemple cubain, sur l’utilisation de la littérature, de la parole et de l’écrit. Tout n’est jamais tout ombre, bien sûr. La révolution castriste a réellement permis de développer une belle littérature contemporaine et un dynamique système éditorial (surtout dédié aux jeunes) et d’abolir l’analphabétisme qui avant l’arrivée de Castro s’élevait à plus de 90%. Mais tout de même, parler autant que le faisait Castro, parler seul, avec une telle capacité d’improvisation, n’est-ce pas aussi s’assurer de ne pas écouter, de ne pas entendre ni laisser entendre, d’autres voix?

Guevara et Castro, La révolution ou la mort   

Fidel et Ernesto, héros romantiques absolus

Chaque pays possède son propre roman national, c’est-à-dire une histoire officielle que l’on aime à répéter et derrière la façade de laquelle se cache une version plus juste et forcément plus dérangeante et moins glorieuse, à la faveur d’une analyse critique. L’Histoire de France, par exemple, fait depuis quelques décennies l’objet d’une analyse nettement revisitée et moi qui ait étudié l’Histoire à l’université, le livre de Suzanne Citron, Le Mythe National (Les Éditions de l’Atelier, 1987) est une bénédiction.

Cuba est donc loin d’être le seul pays qui ait bâti sa propre mythologie, mais il a bâti une mythologie d’exception, digne des meilleurs romans romantiques, avec des personnages bien plus grands que la nature grandiose dont ils sont issus. Dans son excellent ouvrage Le Che, à mort, Marcella Iacub sans le juger ni l’absoudre, démystifie la figure ô combien mythifiée et mystificatrice d’Ernesto Ché Guevara en disant la vérité sur lui, de sa naissance à sa mort, tout au long en particulier du désir de mort qui a mené toute sa vie au fond suicidaire masqué par l’héroïsme révolutionnaire. Et démystifiant Guevara, elle démystifie forcément au passage Castro.

Fidel Castro, fils éduqué, intelligent, astucieux, courageux et héritiers d’hidalgos espagnols catholiques et riches. Fidel Castro, lui, fit la révolution pour prendre le pouvoir et le garder. Échouant en 1953 à prendre à l’armée du président Batista la caserne de la Moncada à Santiago (à l’extrême est de l’île), il revint triomphalement à la charge en 1956, lançant la marche vers la révolution qui allait soulever toute la population de l’est à l’ouest, de Santiago à La Havane, renverser le dictateur Batista, chasser les Américains qui colonisaient Cuba depuis la fin du 19e s. et le faire entrer triomphateur et libérateur à La Havane le 1er janvier 1959. Un vrai héro, Fidel, arrivé par la mer avec son frère cadet Raoul, son ami Cienfuego et son autre ami, cet exalté argentin, médecin qui voulait être écrivain et d’ailleurs écrivant tout le temps, Ernesto Guevara. Dans un vieux rafiot acheté au Mexique et nommé Granma, embarcation aujourd’hui exposée au centre de La Havane, Granma étant aujourd’hui le nom de l’unique quotidien cubain et organe de presse du Parti communiste cubain. 

Fresque du Ché à La Havane

Fidel a suscité la mystification de Ché Guevara, a contribué à en faire une figure légendaire et surtout s’en est servi jusqu’au moment où il finit sans doute par s’apercevoir que contrairement à lui, Ché Guevara ne voulait pas exercer le pouvoir et encore moins gouverner. Guevara lui,  voulait la révolution pour la révolution, pas comme un moyen mais comme un but en soi, peu importe le nombre de morts, et les morts n’ont pas manqués au rang des réalisations de Guevara. Nommé par Castro au poste de Ministre de l’Économie, il s’y révèle totalement incompétent, et surtout totalement inintéressé à devenir un dirigeant politique et repart faire la révolution au Congo. Échec cuisant et Castro, après lui avoir sauvé la vie cette fois-là en le récupérant clandestinement à son retour de cette révolution ratée en Afrique, finit par lui recommander d’aller en Bolivie où, pouvait-il l’ignorer, il risquait fort de se finir comme il a fini, assassiné par la CIA en 1967, à moins de quarante ans. Compulsión de destino, compulsion de destin, dirait-on en psychanalyse, mais en littérature, cela fait une sacrée histoire, avouez, une sacrée bonne histoire, un best-seller international qui a captivé et soulevé les foules et fasciné les Cubains eux-mêmes qui ne demandaient pas mieux que de croire en cette révolution et en lui, Fidel, jusqu’au bout. Si ça avait été possible…

Quand Marcella Iacub titre son livre, passionnant et passionné, Le Ché, à mort ! c’est comme on dit « tu le veux ? Oui, à mort ! » Ou à fond, et à fond ça veut bien dire coûte que coûte, à mort. La devise de Cuba n’est-elle pas  Revolución o muerte, la Révolution ou la mort ?  Imagine-t-on devise plus littéraire, plus romantique et captivante ? Mais pour la vivre au quotidien… il faut s’accrocher. Et le slogan de Castro n’est-il pas aussi, célèbre, Hasta la victoria siempre, jusqu’à la victoire, toujours, sous-entendu à n’importe quel prix… Dans Dans la peau de Fidel Castro, remarquable documentaire, constitué d’images d’archives édifiantes et révélatrices, signé par le journaliste Karl Zéro, on ne peut que se prendre de fascination pour ce Castro aux idées de droite qui devient communiste contre toute attente car seule l’Urss propose de soutenir sa révolution (au grand dam de son ami Cienfuegos qui s’étonne car ils ont toujours été à droite, depuis leur jeunesse commune, mais Cienfuegos meurt opportunément dans un accident d’avion et dès lors plus personne (?) ne se rappellera les anciennes convictions de Fidel, et puis tout le monde a le droit de changer d’idée… ). Dans la famille Castro c’est Raul le frère cadet qui adhère au communisme et peut-être influence aussi Fidel dans sa conversion, officiellement annoncée après la crise des Missiles en 1962.

Fidel Castro, père de la nation

Guevara lui, vient d’une famille noble, lettrée et sans souci d’argent mais qui vit d’emblée selon des convictions de gauche qui ont nourri son enfance, d’autant que sa tante, personnage important, est une militante communiste. Fidel et Ernesto ont en commun d’être de bien brillantes personnes, l’un docteur en droit et l’autre docteur en médecine, érudits, disciplinés, exigeants, polyglottes, intransigeants et capables d’entraîner les autres dans leur rêve. Un rêve de revanche pour Castro, bâtard d’un riche propriétaire terrien marié qui a fait 7 enfants à sa cuisinière, ne reconnaissant finalement son fils aîné, Fidel, que lorsque celui-ci eu 17 ans. Un rêve d’originalité et de marginalité pour Guevara. mais basé sur une violence et une agressivité hors normes aussi, repérée dès l’enfance par ses proches. Une violence qu’il a exercée et qu’il a cherchée pour lui-même, à mort !…  Nourri de lectures précoces de poésie mais aussi de sociologie, Guevara a écrit tout au long de sa vie, devenant de fait un personnage inventé de toute pièce. Même sa date de naissance est fausse (sa naissance a été déclarée plus d’un mois après sa vraie naissance pour cacher le fait qu’il fut conçu avant le mariage de ses parents) mais au bout du compte, El Ché rejoint le destin qu’il poursuivait, celui du héros peu fait pour la vie mais parfait pour la mort, calibré sur mesure pour demeurer éternellement  dans la mémoire collective, héros des ados rebelles, ornement pour les affiches, les casquettes, les pin’s et autres émojis. Si ça ce n’est pas de la grande littérature, alors…

Un roman écrit par un seul homme ?

Cuba serait donc le roman d’un seul homme, et de ses proches, soutenu par ceux qui avaient intérêt à le faire, l’URSS jusqu’en 1991, puis la Chine après que la chute de l’URSS a laissé Cuba exsangue ? Mais cet homme, et ses soutiens, ont réellement, pour de vrai, sauvé tout un peuple qui depuis Christophe Colomb n’avait plus jamais eu d’autonomie ni de souveraineté, au gré des envahisseurs et des colonisateurs qui se sont succédés, là comme ailleurs dans la Caraïbe. Il faut néanmoins s’interroger sur la force de conviction insensée, et la capacité de parler, de discourir et de persuader, au long de discours hypnotiques qui pouvaient durer toute la nuit, pour entraîner tout un peuple dans sa propre fiction. Médusante force d’entraînement qui rend tout un peuple prisonnier d’un non-choix, celui de vivre la Révolution et d’en être fier au point d’être fier de devenir un instrument de cette utopie comme on devient le personnage d’un roman fictif.

Mais si le système devait s’effondrer, comme on le prédit dès le début, s’il a tenu même après que la CIA elle-même, avec toute la puissance de la diaspora cubaine de Miami, a échoué, après le ridicule dont s’est couvert Kennedy après l’échec cuisant de la Baie des Cochons (1961) puis finalement le recul dont il a fait preuve, intelligemment, négociant avec Kroutchev le retrait des missiles soviétiques plutôt que d’attaquer Cuba comme le souhaitaient ses généraux (1962), si les pires crises économiques, les pénuries, les famines, les ouragans dévastateurs, n’ont pas encore laminé cette île et son régime, que faut-il en conclure ? Je n’en conclue personnellement rien. Toutes les analyses rapides ou manichéennes à propos de Cuba se sont avérées inefficientes. Et que deviendront les Cubains s’ils devaient ne plus être des Cubains ? Ils redeviendraient des Américains ? Vraiment ? Tout ça pour ça ? Beaucoup prédisent la fin du roman pour bientôt. Comme d’autres pays emblématiques, idéalistes et créés de toutes pièces, comme la Yougoslavie de l’ami personnel de Castro, Tito, on n’imagine pas son œuvre survivre encore très longtemps à sa mort, en novembre 2016, parce que même retiré il l’incarnait, et aucun autre évidemment n’aura ni son envergure ni son aura.

Maison de naissance de José Marti à La Havane et sa tombe à Santiago de Cuba

La place prépondérante de la littérature

Dans le pays, la littérature, au cœur du système d’éducation de haut niveau et entièrement gratuit qui, avec la recherche médicale de pointe, constitue la grande réussite de ce régime, continue d’occuper une place centrale. Chapeau alors, franchement, à un pays quasi totalement analphabète il y a de cela moins de 60 ans, qui au long de campagnes d’alphabétisation répétées a réussi à sortir de cet obscurantisme-là. 

Castro revendiquait donc comme inspirateur de sa révolution, un homme de lettres cubain mort en martyr au combat en 1895 lors de la première révolte cubaine contre l’occupant américain, José Marti (Versos sensilios, Simples vers, dont celui-ci : Celui qui ne se sent pas offensé par l’offense faite à d’autres hommes, celui qui ne ressent pas sur sa joue la brûlure du soufflet appliqué sur une autre joue, quelle qu’en soit la couleur, n’est pas digne du nom d’homme. Philosophe, essayiste, journaliste, traducteur, poète, Marti, lui-même inspiré par Victor Hugo rencontré à Paris, autant que par Walt Whitman aux États-Unis, n’a pas inspiré que Castro mais bien toute l’émergence de la pensée socialiste d’Amérique centrale et du sud. Et joué un rôle essentiel dans la naissance de la littérature latino-américaine avant de devenir, par la résurrection que lui a offerte Castro, le poète national cubain, dont la date de naissance, le 28 janvier, est un jour aussi célébré que la fête nationale cubaine, le 26 juillet. C’est certes pratique un poète mort, mais la puissance de ses écrits n’en demeure pas moins réelle et a essaimé surtout après sa mort.

D’autres écrivains d’importance sont à retenir lorsque l’on parle de littérature cubaine, je vous invite à les découvrir, d’Alejo Carpenter (La harpe et l’ombre, Gallimard), écrivain cubain en exil, néanmoins au cœur de ce que l’on nomme le boom de la révolution littéraire latino-américaine, jusqu’à Leonardo Padura Fuentes ( Le palmier et l’étoile, Éditions Métailié) retourné vivre à La Havane après plus de 20 ans à Paris, sans doute l’écrivain cubain internationalement le plus connu aujourd’hui.

Affiche de la Feria del Libro 2017

Et puis ne pas oublier surtout, de dire que la jeune littérature cubaine existe, sept maisons d’édition actives, des auteurs surtout dédiés à écrire des livres pour les jeunes, toujours un but éducatif. Un salon du livre, la Feria del Libro, très fréquenté qui dure toute une semaine, dans le fort de La Havane (le Canada a été le pays invité en 2017 et plusieurs auteurs canadiens, dont moi-même, avons été traduits en espagnol à Cuba à cette occasion), un Congrès annuel dédié à la lecture chez les jeunes (avec une collaboration de IBBY Canada et IBBY Cuba, IBBY étant la branche de l’Unesco consacrée à l’éducation de la jeunesse), un office du film actif et qui exporte certaines de ses œuvres… non Cuba n’est pas que le reggaeton et la salsa, même si cela demeure à saluer aussi par sa force et son expansion internationale…

Papa Hemingway

Je ne veux pas finir sans citer Papa, alias Hemingway ? Impossible. Ernest (Ernesto Guevara, Ernest Hemingway… pas étonnant que le prénom Ernesto soit populaire à Cuba…) Quarante ans de séjours longs et répétés à Cuba, longtemps résident de l’hôtel art déco, l’un des plus beaux de la Vieille Havane, Ambos Mundos (j’aime personnellement aussi beaucoup l’Hôtel Raquel…) où sa chambre est à visiter, ainsi que ses bars préférés et les cocktails qu’il y a inventé, le Floridita et la Bodegita del medio, mais aussi le bar du village de pêcheurs de Cojimar où son bateau, le Pilar était au mouillage, la plage Pilar, à Cayo Coco, au large de laquelle il pêchait au gros, et surtout le superbe domaine qu’il a fini par acquérir pour être enfin chez lui à Cuba, la Finca Vigia. Hemingway dont l’âme flotte partout encore sur l’île bleue, où il écrivit plusieurs romans majeurs dont Le vieil homme et la mer qui lui valut le Nobel et le Pulitzer. Papa, comme le surnommait amicalement la population, est-il vraiment mort d’avoir dû quitter Cuba ? En tout cas, il n’y survit pas quand, malade d’un cancer il doit se résoudre à quitter pour se soigner aux États-Unis (la médecine cubaine n’était certes pas à l’époque ce qu’elle est devenue) et prostré dans son chalet du Colorado, il relit et corrige son livre posthume, Paris est une fête (le premier jet en fut écrit en 1920-21 à Paris et c’est le seul livre où Hemingway parle de sa technique littéraire, notamment de son fameux style laconique), pose le manuscrit et se tire un coup de carabine dans la bouche en 1961.

Des films

Ces derniers temps pourtant, j’ai vu de remarquables films qui tous permettent d’appréhender vérité cubaine depuis 60 ans sous différents angles inédits.

  • Treize Jours (Roger Donaldson, 2000) où ces treize jours que dura la crise des missiles dont je parlais plus haut, et qui changèrent sans doute le rapport de force de la Guerre froide. Au cœur de l’enjeu entre l’URSS et les USA, Fidel Castro fut néanmoins totalement mis de côté, jamais consulté par ni l’une ni l’autre des deux puissances, alors qu’il était le premier intéressé. Il en tira une leçon et une amertume qui sans doute le pousseront à vouloir «exporter» son modèle révolutionnaire en Afrique, en vain. 
  • Che Guevara, le journal de Bolivie (Richard Dindo, 1997), tiré du journal de Guevara, retrace ses derniers jours en Bolivie. Rappelant aussi que Guevara écrivit de fait toute sa vie, jusqu’à la toute fin.
  • Ayant appris que Donald Trump tentait de bloquer la possibilité de voir le dernier film d’Olivier Assayas, cinéaste français connu pour ses films politiques et sa manière singulière de filmer l’action, j’ai cherché et trouvé sur internet Cuban Network ( 2019) qui explique dans ce thriller palpitant comment Castro envoie ses propres espions au sein de la diaspora cubaine anti castriste de Miami, protégée par la FBI et la CIA, afin de contrer les attentats qui sont organisés contre les hôtels de tourisme à Cuba dans les années 1990 après la chute de l’URSS.
Hôtel Ambos Mundos et la Finca Vigia, souvenirs des longs et déterminants séjours effectués par Hemingway à La Havane

Ultimes confidences de Castro à un écrivain… américain

Le lien à la littérature de Fidel Castro demeura donc consubstantiel du début à la fin. Il ne toléra qu’un seul et unique étranger, outre Guevara, parmi ses barbudos (combattants), un penseur et écrivain français, Régis Debray qui l’accompagna et témoigna ensuite de l’idéal de la révolution, avant de rompre plus tard violemment avec le régime politique castriste.

Il n’y a pas de hasard au fait qu’il ait également choisi un écrivain, américain cette fois, pour livrer ses ultimes regrets quant à sa révolution. L’écrivain en question, c’est Russel Banks, qui en témoigne dans son récit Voyager (Actes Sud, 2017). Les circonstances : en mars 2003, Russel Banks et William Kennedy sont invités comme écrivains à la Feria del Libro de La Havane et, comme tous les écrivains qui souhaitent être publiés à Cuba, ils font cadeau de leurs droits d’auteur contre le fait que leurs livres soient distribués dans les écoles secondaires partout à Cuba. Russel Banks poursuit : « Il s’est avéré que Kennedy et moi avons eu la possibilité de passer la plus grande partie de notre deuxième jour à La Havane à interviewer Fidel Castro dans son bureau personnel. On n’«interviewe» pas vraiment El Commandante ; on essaye de glisser une question avant qu’il ne se lance dans un autre discours. Pourtant, lorsque je lui ai demandé si, après quarante-quatre ans de pouvoir, il regrettait quelque chose, il a immédiatement et sans détour répondu : « Oui, je regrette deux choses. Je croyais que la révolution éliminerait le racisme, ce qui n’a pas été le cas. Comme vous pouvez le voir, tous ceux qui sont dans une position d’autorité me ressemblent. Mais, a-t-il ajouté, nous apprenons de vous, Américain, en encourageant la discrimination positive.» Touché. « Deuxièmement, a-t-il poursuivi, je n’aurais jamais dû faire confiance aux Russes.» (p.140-141) Puis, le Lider Maximo leur propose tout simplement d’aller se reposer sur son île personnelle, aux petits soins de sa garde rapprochée. Bateau, rhum et pêche aux homards, ce que Banks et Kennedy acceptent.

Bateau, mer turquoise translucide, myriades de poissons multicolores, rhum, cigares. Homards… une autre manière d’évoquer la réalité cubaine, peut-être même si les Cubains eux, se baignent peu et très rarement.

Et puis il y en a une autre, hélas loin, apportée par la réalité météorologique au moment même où je termine ces lignes : cette amie havanaise qui m’écrit que l’ouragan Laura fonce droit sur l’île qu’il traversera de part en part.

Encore ? Eh oui, encore…

Plage à l’est de La Havane

Chers lecteurs, ainsi s’achève cette série estivale qui, je l’espère, vous aura donné une vision différente, littéraire en l’occurrence, des pays auxquels je vous ai convié à travers le regard des écrivains et artistes. Et vous aura donné aussi l’envie de vous y rendre par vous-même, lorsque ce sera possible.  Bonne fin d’été !  www.alineapostolska.com

Photos : Aline Apostolska & Wikipédia

L’Invitation au voyage 5 : l’Afrique du sud

En Afrique du sud, la révolution des lionnes

Oh j’ai tellement aimé l’Afrique du sud!

Ayant eu la chance d’y être invitée en mai 2018 pour la célébration, at large! du centenaire de naissance de Madiba, nom tribal, et affectueux, de Nelson Rolihlahla Mandela, en juillet 2018, j’ai découvert un pays (du moins une partie car l’Afrique du sud est immense et m’en reste encore beaucoup à voir) auquel je ne m’attendais pas.

Sur les hauteurs de Port Élizabeth, Mandela passe le relai aux nouvelles générations

Aurais-je jamais pu m’attendre d’ailleurs, malgré les reportages, les images, les films, les articles si nombreux… à un pays si contrasté, un pays d’extrêmes. Tant sur le plan géographique (deux océans, autant de hautes montagnes, la campagne mais aussi steppe et la savane, le désert, les réserves animalières, la côte impressionnante) que socioéconomique (la violente misère des townships forcément accompagnée de violence physique – et ce, il faut le souligner, malgré de remarquables initiatives de la part de travailleurs sociaux et d’artistes locaux pour occuper les jeunes à des activités artistiques et créatives -, autant que le luxe visible et en expansion, et comme c’est le cas ailleurs, ces deux extrêmes croissent simultanément), et partout la révolution culturelle et artistique en éclosion, comme une claque pour le monde entier – le choc du Musée d’Art Contemporain Africain du Cap, le Zeitz Mocca, un véritable étourdissement pour moi qui ai pourtant vu sans doute des centaines de musées dans le monde depuis la petite enfance, l’audace des galeries de Johannesburg, de Durban, autant que les lieux d’histoire comme Soweto, la maison du jeune couple Mandela et la vénération dont jouit aujourd’hui Winnie, si controversée à la fin de sa vie…

L’océan indien à Durban

des artistes visuels impertinents et audacieux, autant que les phénoménaux chorégraphes et interprètes contemporains : la danse contemporaine, entrée en clandestinité, et en résistance durant l’apartheid, a explosé dès les années 90. Dance Factory et la National School of the Arts de Johannesburg forment des générations de danseurs à la suite des célèbres figures de Robyn Orlin, Dada Masilo, Gregory Maqoma ou Vincent Mantzoe… Danse Danse a d’ailleurs présenté Dada Masilo en septembre 2018 à Montréal. Je les connaissais en partie pour les avoir vus en France et à Montréal (tout en rêvant de pouvoir me rendre dans l’un des deux festivals de danse contemporaine à Durban, (Jomba! 20 ans en août 2018) et à Johannesburg (Dance Umbrella à Johannesburg, 30 ans en mars 2018) festivals qui comptent depuis longtemps comme carrefours de la création en danse contemporaine mondiale.

Entrée spectaculaire du musée Zeitz Mocca au Cap

Deux semaines sur les traces de Mandela, en cent lieux symboliques de la vie et surtout, de son œuvre, de Johannesburg à Pretoria, de Durban au Cap et Port Élizabeth. Lorsque j’en suis revenue, après 22 heures de voyage de ce qui véritablement l’autre bout du monde, je pensais être rentrée d’une autre dimension, nourrie pour des années par des paysages (ah les vignobles du Cap, l’île de Robben Island, les sublimes hôtels aussi, où nous avons été accueillis comme l’unique et inimitable Table Bay Hotel du Cap, entre autres, les parcs nationaux de Kruger ou Addo, entre autres aussi, les restaurants mais aussi la distillerie mondialement primée de Durban… le palais de justice de Pretoria, la croisière du soir à Durban, les couchers de soleil sur l’océan indien à Port Élizabeth, loin des requins… mais aussi ma folle nuit à Durban avec deux jeunes femmes natives de la ville, dans leur resto de fruits de mer puis leur bar de danse préféré, le taxi collectif puis le Huber local, le récit de leur vie de jeunes noires dans leur shiptown respectif, le poids des traditions mais aussi la peur quotidienne des meurtres et des réglements de compte, le constat qu’aujourd’hui que les Noirs d’Afrique du Sud ont le droit de vivre en ville avec les Blancs, ils n’en en pas le désir, ils se tiennent toujours à part (étymologie de apartheid) refusant que l’argent qu’ils gagnent aujourd’hui profitent ailleurs qu’au sein de leur communauté… comme si les autochtones d’ici refusaient de jamais se mêler aux villes canadiennes même s’ils pouvaient le faire vraiment (ce qui est loin d’être le cas). Des réflexions, des leçons à tirer de tout ça, au jour le jour.

Si jamais ce virus un jour est maitrisé et que nous pouvions recommencer à voyager avec respect et modération, adressez-vous directement à South African Tourism ou allez sur le site de Indaba, la plus grande foire du tourisme en Afrique qui se tient chaque année au mois de mai à Durban, vous y trouverez forcément une manière de vous rendre en Afrique du sud, dans un lieu ou un autre selon vos goûts et votre budget.

Indaba la plus grande foire annuelle du tourisme africain à Durban

À mon retour de là en mai 2018, j’avais d’ailleurs écrit un long article dans La Métropole, vous pourriez vouloir le relire aujourd’hui : http://lametropole.com/voyages/en-afrique-du-sud-sur-les-traces-de-mandela/

Écrire contre l’apartheid

Aujourd’hui néanmoins, je vous convie à un autre type de voyage, un voyage littéraire, qui constitue le 5ème volet de ma série estivale L’Invitation au voyage. Avec de très nombreux écrivains, deux Prix Nobel à douze ans d’écart, une exception là aussi! des Afrikaners d’hier à la nouvelle et bouillonnante jeune génération d’écrivaines et écrivains noirs, l’Afrique du sud se distingue par l’impact de sa littérature sur le monde. Car en effet, après avoir représenté une arme efficace dans la lutte contre l’apartheid, la littérature sud-africaine a dû effectuer une mutation en profondeur pour ne pas sombrer avec lui. Avec des modèles essentiels, dont le premier de tous : Nelson Mandela, dont il faut se souvenir toujours qu’il a initié sa résistance, ainsi que la révolution qu’il allait effectuer pour l’humanité entière, avec un livre, écrit en cachette, au péril de sa vie, dans sa geôle de Robben Island. L’île de Robben Island, d’autant plus lugubre que les ciels y sont clairs, et l’horizon ouvert sur la ville du Cap, à 11 km droit devant, tandis que la célèbre Table Mountain semble un géant assoupi au loin. Pourtant, aucun prisonnier ne s’en est jamais évadé. Au cours des 18 années où il y a été détenu, Nelson Mandela a donc écrit, jour après jour. Dans Long walk to freedom il a fait le bilan de son passé et inscrit les raisons qu’il aurait de survivre. Mandela n’a pas rêvé le futur. Il l’a écrit, puis il l’a fait, prouvant là, s’il le fallait, la force de la littérature. 

Vue imprenable sur la fameuse Table Mountain depuis l’hôtel Table Bay au Cap

Puissante tradition littéraire

Bien avant qu’il ne soit libéré (1990) puis élu président (1994), des écrivains sud-africains luttaient eux aussi contre l’apartheid à la force de leur plume, dès les années 70 et 80. Ils se nomment Nadine Gordimer, André Brink, Breyten Breytenbach, J.M. Coetzee, Afrikaners blancs devenus des géants de la littérature mondiale dont deux prix Nobel de littérature en moins de quinze ans (Gordimer en 1991, Coetzee en 2003). Au lieu de s’installer dans les pénates de leur célébrité, ceux-ci opèrent au cours des années 90 une mue post apartheid, s’engagent à chercher de nouveaux thèmes pour répondre à une profonde réflexion collective qui exhortait les artistes à distinguer création et revendication politique. Gordimer écrira notamment Un amant de fortune (2001) et Coetzee, Disgrâce (1999) considéré comme le roman préféré des lecteurs sud-africains.

Renonçant à l’idéal, les écrivains des générations suivantes, déçus par la réalité de leur société, dépeignent une Sud-Afrique, certes plus libre mais profondément corrompue, fracturée par une discrimination de classe et d’argent. « La fin de l’apartheid a libéré l’imaginaire, analyse Zakes Mda, une des voix contemporaines majeures. Il était plus simple d’écrire au temps de l’apartheid où le bien et le mal étaient clairement répertoriés. Notre société d’aujourd’hui n’est plus manichéenne, et ça c’est complexe. » La complexité humaine, n’est-ce pas justement l’affaire de la littérature?

Cellule de Nelson Mandela à Robben Island

Nouvelle génération d’écrivains

En mars 2018 à Durban, Sizwe Mpofu-Walsh, rappeur et écrivain de 29 ans, a participé à la 21ème édition de Time of the writer, un évènement littéraire international. Son premier livre Democracy and Delusion (2017) a lancé une large discussion politique. D’autres écrivains, comme K. Sello Duiker, disparu en 2005 ou Phaswane Mpe mort du sida en 2004, ont mis en scène une jeunesse urbaine, consumériste, désintéressée des questions raciales et des criantes inégalités. Mpofu-Walsh n’est pas d’accord : « Le fait que mon livre soit devenu un best-seller auprès de ma génération est la preuve que les jeunes sont préoccupés par l’état du pays. »

Le succès de cet évènement littéraire annuel lui donne raison. Mais les jeunes n’y parlent pas que politique. Ils parlent d’abord littérature, romans, nouvelles, poésie (le genre sud-africain traditionnel issu de la tradition orale). Nozizwe Cynthia Jele a imprimé sa marque en parlant d’amour. En 2011, son premier roman, Happiness is a Four-Letter Word, a remporté de nombreux prix dont le prestigieux Prix du Commonwealth et le Prix M-Net du meilleur scénario adapté. Impliquée dans la promotion de la lecture auprès des jeunes des townships, notamment avec la fondation privée FunDza Literacy Trust, son nouveau roman The one’s with purpose (2018) se veut un cri de sa génération des moins de 30 ans : « Cynthia est incroyable, dit une lectrice de Durban. Elle incarne les jeunes femmes de la communauté noire, artistes, chefs d’entreprise… des lionnes, des Mama Winnie! (Winnie Mandela aujourd’hui adulée malgré les anciennes controverses). » Cynthia Jele est publiée par Kwela, respectée maison d’édition spécialisée dans la littérature sud-africaine contemporaine. Qui dit écrivains dit éditeurs et la multiplication des maisons d’édition constitue elle aussi une preuve de vitalité.

Plats traditionnels revisités par une jeune cheffe réputée installée dans un township du Cap

Révolution ou gâchis?      

Angus Begg, journaliste et photographe au Cap, m’avait accordé en juin 2018 une interview. Il se disait d’accord sur ce qu’il nomme « la revanche des lionnes » mais néanmoins déçu : « Il reste que notre société est gangrenée de politique, analysait-il. Les Sud-africains ont vite déchanté des idéaux qui avaient placé Madiba et son parti au pouvoir. La lune de miel n’aura pas duré dix ans. L’incompétence des politiques à faire fonctionner les secteurs clés de l’économie, quand ils ne les détournent pas à leur profit demeure la faiblesse du pays. Aujourd’hui, je pense que si le Congrès national africain pouvait gagner des points en revenant à une société racialement polarisée, il le ferait. » Et quelles en sont les forces? « Les gens justement, leur conscience, leur éthique professionnelle individuelle et puis la beauté de la nature, les ressources naturelles… » Les écrivains incarnent-ils cette force? « Certainement. Une révolution artistique s’est produite ici en vingt ans. Chorégraphes, musiciens, peintres, écrivains, blancs, noirs, coloured… ce sont eux les nouveaux guerriers zulu, et zulu veut dire ciel, alors… »

Et si la nouvelle révolution sud-africaine était artistique?

Ainsi, dans son deuxième roman, New Times, la journaliste et romancière Rehana Roussouw qu’un ami journaliste new-yorkais, Savas Abadsidis, et moi avions lue, n’hésite pas à parler de gâchis : « Dans les années 1980, nous expliqua-t-elle, Desmund Tutu a inventé la formule “nation arc-en-ciel” pour inviter les Sud-Africains à célébrer leur diversité et à voir leur humanité dans celle de l’autre. Le Congrès national africain en a fait son slogan électoral. Puis le gouvernement Mandela n’a pas apporté d’aide aux Sud-africains pauvres atteints du sida et a vite mené une politique économique favorable aux grands entrepreneurs, creusant des gouffres entre les catégories sociales. En 1995 déjà, nous savions qu’il ne suffit pas d’un homme, aussi adoré soit-il, pour réaliser des idéaux. C’est la responsabilité des citoyens, des médias et des artistes de rester vigilants. » Et Roussouw de conclure : « J’espère que mon roman permettra de comprendre les dessous du mythe de la nation arc-en-ciel et la façon dont Mandela a conduit le pays dans le bourbier dans lequel il se trouve à présent. » Angus Begg, lui, demeurait désabusé sur ce sujet. « C’est la question, disait-il. Nous dépensons des fortunes en commémorations alors que le pays est au bord de la faillite. » Et là, avec la situation dramatique qu’a connu l’Afrique du sud durant la pandémie de Covid, à votre avis, qui a le plus souffert, sinon justement les townships?

Du point de vue de la littérature en tout cas, les succès restent incontestablement à fêter : l’éclectisme des nombreuses nouvelles voix des lettres sud-africaines, leur mixité d’origines, d’imaginaires, de points de vue et d’angles analytiques. La profusion des genres littéraires. La singularité des visions individuelles qui véhiculent aussi l’identité héritée de leurs communautés respectives. Et puis la liberté de penser, d’écrire, de critiquer… N’est-ce pas pour cela aussi que toutes et tous se sont battus si fort, si longtemps? Et espérons-le, pour longtemps encore.

J’espère que ce voyage vous aura plu et motivé à découvrir tous ces écrivains. Merci pour votre fidélité et à la semaine prochaine, destination Cuba, autre pays qui a choisi pour mascotte de sa révolution un écrivain, un poète : José Marti. 

Texte et photos : Aline Apostolska

L’Invitation au Voyage – 4 : L’Allemagne

Le Canada, invité d’honneur de la foire de Francfort 2020, reportera peut-être sa participation, Covid-19 oblige, à 2021, privilégiant ainsi, comme le précise le communiqué officiel du Conseil des Arts, la santé de ses auteurs et de son personnel. Car chaque cannée, en octobre, le pouls de la littérature mondiale bat à Francfort, où se concluent les principales ventes de droits étrangers pour tous les best-sellers du monde. Non seulement la littérature, et globalement l’édition allemandes contemporaines sont-elles toujours aussi dynamiques et inventives, mais de plus l’Allemagne est devenue un marqueur international. Si le britannique Pearson demeure le plus grand éditeur au monde, l’éditeur munichois Piper Verlag arrive juste derrière.

Logo de la Foire du Livre de Francfort 2020

Rien d’étonnant à cela. Juste la continuité d’une longue, puissante, imposante tradition. L’Allemagne, immense pays de littérature et d’édition, immense pays de culture, des penseurs incontournables, des philosophes célébrissimes, des poètes remarquables, des conteurs qui ont marqué notre enfance à tous, autant que des compositeurs mythiques, des cinéastes qui ont révolutionné le septième art autant que de chorégraphes qui ont complètement métamorphosé la danse en inventant dès la fin du 19e s. la danse contemporaine puis l’expressionnisme caractéristique de la création artistique allemande dès les années 1920. Le leg pour l’humanité est autant imposant qu’intimidant, et c’est tout un défi pour les nouvelles générations de créateurs que de s’inscrire dans une telle tradition, et pourtant ils le font, et avec quel impact…

Difficile d’oser choisir à l’intérieur d’un tel patrimoine, d’autant que je ne peux personnellement pas beaucoup parler du pays dans son ensemble. Non pas que les images me manquent, au contraire. Dès l’enfance, j’ai traversé ce pays voisin de la France avec mon père sur notre route des vacances en ex-Yougoslavie. Je connais cette route par cœur, elle est tracée dans mon cœur et elle passe par l’Allemagne, où vivent par ailleurs, plusieurs membres de ma famille paternelle, ainsi qu’en Autriche.

Parler allemand a été une sorte de normalité pour une partie de ma famille croate et herzégovine, cela remonte à loin puisque la marraine de ma grand-mère paternelle, née en 1913 dans l’empire austro-hongrois, était Viennoise et l’a baptisée Bernarda, ce qui est aussi mon premier prénom. Bernarda, forte comme l’ours, totem de Berlin mais aussi de la ville de Bern en Suisse alémanique, naturellement considéré comme le roi des animaux en Europe où il n’y a pas de lions… Ceci est la petite histoire, bien sûr, mais lorsqu’il s’est agi de choisir une seconde langue au lycée, il allait de soi que ce serait l’allemand pour moi, plutôt que l’espagnol. Huit ans d’allemand, mais il est très loin le temps où je lisais Goethe et Rilke dans le texte! L’espagnol a depuis lors, au gré des circonstances de la vie, pris sa revanche.

Plus récemment, l’Allemagne est pour moi indubitablement reliée à la danse contemporaine. J’ai ainsi eu la chance de séjourner plusieurs fois à Münich, ville que j’adore sur le fleuve Isar, ainsi qu’à Berlin, Postdam et Dresde. J’y retournerai volontiers n’importe quand!

Dans l’attente, et sans être une spécialiste de la littérature allemande, je vous propose dans ce quatrième volet de cette série, une sélection de treize titres, choix parfaitement subjectif évidemment, et heureusement, mais qui donne un aperçu de la richesse de ce paysage littéraire.

Rotenburg ob der Tauber
  • Johann Wolfgang Goethe, Les Souffrances du jeune Werther, 1774 (Folio)

Qui n’a eu ce roman au programme de littérature dans son adolescence? Une des œuvres clé du romantisme qui repose sur l’idée que l’amour ici-bas est impossible, et que seul la mort, le suicide, permet la réunion des amants. Du jeune Werther de Goethe à Roméo et Juliette de Shakespeare, en passant par tous les ballets romantiques classiques, Le Lac des cygnes, La Sylphide, Giselle… l’esprit de l’amour absolu, inconditionnel et tragique marque le 19e s. Sur les traces de Sissi, la plus libre et la plus étrange des impératrices, d’origine bavaroise, et de son cousin préféré Louis II, sur une symphonie de Beethoven ou de Wagner, du mythe de la Lorelei sur son rocher du Rhin jusqu’aux forêts de Brême, le romantisme demeure consubstantiellement allemand. Et Goethe, le plus grand des grands auteurs allemands, n’appartient-il pas à l’humanité, au même titre que Victor Hugo par exemple? Il me fallait néanmoins choisir un titre et Les souffrances du jeune Werther m semble une bonne entrée en matière dans une œuvre immense et bigarrée.

  • Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, Contes fantastiques (GF)

L’irruption du grotesque et du fantastique dans la vie quotidienne confère à l’œuvre cette tonalité singulière que Freud qualifiera d’« inquiétante étrangeté ». Sous la plume de l’humoriste, la face la plus sombre du romantisme allemand — le diable, les fantômes, la folie et la mort — atteint, selon Baudelaire, au « comique absolu ». Hoffmann se définissait lui-même comme « un de ces enfants du dimanche qui voient toutes sortes d’esprits invisibles pour des yeux terrestres ». Son œuvre connut un succès immense tant en Allemagne qu’à l’étranger et sera une source d’inspiration pour d’innombrables artistes : Nerval, Andersen, Schumann, Offenbach, Théophile Gautier, Tchaïkovski… Mais aussi, dans un autre registre, les incontournables contes des frères Jacob et Wilhem Grimm.

  • Heinrich Heine, Livre des chants, 1827 (Éditions du Cerf)

L’œuvre lyrique du dernier des romantiques allemands. Parmi les poèmes qui composent le recueil, la célèbre « Lorelei », inspirée de la légende de « la fée du Rhin » — que chanteront à leur tour Nerval et Apollinaire —, assise sur son rocher et dont la chevelure d’or et le chant mélodieux envoûtent les bateliers au point qu’ils en oublient courant et rochers et sombrent dans le fleuve. Ces poèmes qui feront la renommée de Heine, et dont plusieurs seront mis en musique par Schubert, Mendelssohn ou Schumann, sont l’un des sommets de la poésie allemande. Journaliste engagé, polémiste et satiriste, Heine est l’auteur d’une œuvre multiforme. Ses livres seront parmi les premiers à être interdits par les nazis. 

Château de Trêves
  • Franz Kafka, Le Procès, 1925 (Folio)

Tchèque de langue allemande, le grand Kafka, adulé par son compatriote de naissance Milan Kundera, relate ici l’histoire de Joseph K. arrêté un matin sans avoir rien fait de mal et accusé sans connaître son crime. Un monde absurde où nul n’est censé ignorer la loi mais où nul ne peut non plus la connaître. Ce conte noir et cruel suscite un sentiment de malaise et d’étrangeté d’autant plus angoissant que la description en est très réaliste. Coupable sans connaître sa faute et sans pouvoir se justifier, Joseph K. est la figure exemplaire de la culpabilité, et l’univers absurde de Kafka, la métaphore du tragique de notre condition. Cette œuvre inachevée que Kafka ne destinait pas à la publication fut, comme ses autres romans, publiée après sa mort et contre sa volonté par son ami Max Brod.

  • Georg Büchner, Woyzeck, 1837 (Folio Théâtre)

La descente aux enfers d’un pauvre diable, victime impuissante de forces hostiles et de la cruauté du monde. Devenu, pour subvenir aux besoins de sa femme et de son fils, l’homme à tout faire de son capitaine et le cobaye d’un médecin sans scrupules, le soldat Woyzeck est exploité, humilié et trompé par celle qu’il aime. En proie à des hallucinations, il sombre peu à peu dans la folie, tue sa femme et se donne la mort en se noyant dans un étang. Destin tragique que Woyzeck résume lui-même ainsi : « Chaque homme est un abîme, on a le vertige quand on se penche dessus. » Restée inachevée à la mort de son auteur, la pièce a été redécouverte par Brecht. D’une étonnante modernité, elle anticipe le drame expressionniste allemand. Alban Berg en a fait un opéra. 

  • Theodor Fontane, Effi Briest, 1896 (Gallimard/L’Imaginaire)

Des bords de la Baltique à Berlin, une triste et banale histoire d’adultère qui conduit à la mort de l’amant, tué en duel par le mari, puis à la déchéance d’Effi Briest, jeune aristocrate qui finira par mourir de chagrin, seule, couverte d’opprobre et répudiée par les siens. Attaché à la tradition, peu porté à la révolte et plein d’indulgence pour ses personnages, Fontane peint toutefois sans fard, mais avec humour et un scepticisme désabusé, la société allemande de son temps. Une Madame Bovary prussienne par le maître du roman réaliste allemand, dont les drames se nouent et se dénouent au fil de longues conversations entre les personnages.

Château de Trêves
  • Hermann Hesse, Le Loup des steppes, 1933 (Le Livre de poche)

Hermann Hesse, écrivain allemand naturalisé suisse reçoit le Prix Nobel en 1946. En 1933, à l’époque de la parution du Voyage en Orient, Hermann Hesse écrivait à Thomas Mann : « Je ne peux pas me défaire de la qualité d’Allemand qui est la mienne et je crois que mon individualisme de même que ma résistance et ma haine à l’égard de certaines attitudes et d’une certaine phraséologie allemandes constituent des fonctions dont l’exercice est non seulement profitable pour soi-même, mais rend également service à mon peuple. »
Le Voyage en Orient, voyage symbolique, entrepris par les pèlerins d’un ordre très ancien, a pour destination un Orient qui est partout et nulle part, qui est la synthèse de tous les temps, dans un paysage qui est avant tout un paysage de l’esprit. Une forme d’ultima thulé dans un illo tempore. Hesse y déploie en toute liberté les multiples facettes d’une culture allemande qui n’a de sens que si elle est cosmopolite. Récit fantastique et livre-clé, Le Voyage en Orient est la meilleure introduction qui soit à l’œuvre de Hermann Hesse, mon auteur allemand préféré, découvert à l’adolescence avec Siddhartha (1922) et Le loup des steppes (1927).

  • Thomas Mann, La Montagne magique, 1924 (Le Livre de poche)

Également allemand naturalisé suisse (beaucoup d’artistes allemands ont fui vers les États-Unis ou vers d’autres pays européens et ont souhaité changé de nationalité au cours de la Seconde guerre mondiale) Thomas Mann reçut le prix Nobel de littérature en 1929. Ce roman raconte la vie du personnage Hans Castorp, venu rendre visite à un cousin dans un sanatorium de Davos, et qui se laisse séduire par la magie des lieux, la maladie et la mort. Il ne quittera Davos que pour les champs de bataille de la guerre de 1914 sur laquelle se clôt le plus célèbre roman de l’un des plus grands écrivains allemands du XXe siècle. Dans l’œuvre abondante, on peut préférer La mort à Venise (1911) où l’auteur suggère sa propre homosexualité ou les tomes des Buddenbrock, le déclin d’une famille (1901).

  • Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz, 1929 (Gallimard)

À sa sortie de prison, où l’avait conduit l’assassinat de sa maîtresse, Franz Biberkopf est bien décidé à mener enfin une vie sage et honnête. Mais les rencontres et les événements en décideront autrement. Situé dans le Berlin interlope des années 1920, Berlin Alexanderplatzest le roman d’un homme broyé par la grande ville. Il s’adresse à tous ceux, nous avertit Döblin, qui « tel Franz Biberkopf logent dans une peau d’homme et ne diffèrent en rien dudit Franz Biberkopf, savoir exigent davantage de la vie que le pain quotidien ». Son écriture hachée, l’usage de l’argot, sa technique du récit inspiré du cinéma et le recours systématique au monologue intérieur en font l’un des chefs d’œuvre de la littérature expressionniste allemande. 

Marché de Noël traditionnel à Aachen
  • Robert Musil, L’Homme sans qualités, 2 tomes 1930 et 1932 (Points)

À Vienne en 1913, Ulrich, l’homme « sans qualités », décide de se mettre « en congé de la vie » et d’explorer le champ des possibles pour tenter de donner un sens à son existence. La peinture ironique de l’Autriche impériale, à travers une galerie de personnages : un tueur de prostituées, des diplomates, des hommes d’affaires, des intellectuels… Ce roman inachevé, auquel Musil travailla pendant plus de vingt ans, est aussi une critique de la modernité et une réflexion sur ce qui a conduit l’Europe aux catastrophes du siècle passé. Souvent comparé à La Recherche du temps perdu de Proust ou à l’Ulysse de Joyce, c’est l’un des grands livres du 20e siècle. 

  • Rainer Maria Rilke, Poèmes à la nuit, 1913 à 1916 (Éditions Verdier)

Rainer Maria Rilke naît à Prague en 1875, alors en Autriche-Hongrie, dans une famille qui le destine très rapidement à la carrière des armes. Placé dans une école militaire, il est renvoyé en 1891 pour inaptitude physique. Tant mieux pour la littérature mondiale, il compose alors une abondante de poèmes et de nouvelles essentiellement. Ces Poèmes à la nuit sont posthumes et tardivement traduits en français, demeure une référence au même titre que ses Sonnets à Orphée ou bien sa célèbre Lettre à un jeune poète.

  • Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1883 (Le livre de poche)

Philologue, poème, compositeur, pianiste et philosophe, Nietzsche haïssait la fonction. Œuvre majeure de la littérature mondiale, Ainsi parlait Zarathoustra se compose de discours, de paraboles, de poésies et de chants répartis en quatre livres. Zarathoustra commence par annoncer la mort de Dieu, condition préalable à l’enseignement du Surhomme, abordé dans le prologue et dans le premier livre, où la parabole du chameau constitue une annonce de son destin. Le deuxième livre expose la pensée de la Volonté de puissance, qui est la pensée du dépassement de soi conduisant au Surhomme. Puis le troisième livre tourne autour de l’Éternel Retour, affirmation de la plus haute importance de la Volonté de puissance, et idée sélectrice destinée à poser les conditions qui dans l’avenir permettront l’avènement du Surhomme. La dernière partie tourne autour des hommes supérieurs et de la tentation de la pitié qui est pour Nietzsche la tentation nihiliste par excellence. C’est pour Zarathoustra le dernier obstacle à l’affirmation de la vie et le début d’une nouvelle transfiguration, avec laquelle l’œuvre se termine, transfiguration vers l’amour et la joie symbolisés par le lion devenu docile et rieur et entouré d’une nuée de colombes. À lire également Le gai savoir dédié à la création artistique.

  • Lou Andréas Salomé, À l’ombre du père : Correspondance avec Anna Freud, 1919-1937 (Hachette)

S’il ne devait y avoir qu’une femme (et l’absence de femmes de lettres de langue allemande ne peut passer inaperçue, bien qu’on cite souvent Hildegarde de Bingen, nonne érudite du 11e s.!), et puisqu’il n’y en qu’une dans ma brève sélection, ce sera (forcément dirai-je) Lou Andréas Salomé. Aimée par Nietzsche et Rilke, admirée par Freud dont elle fut un temps la disciple, psychanalyste, femme libre et audacieuse à l’esprit rebelle et à l’œuvre prolifique, un biopic lui a récemment été consacré. Je choisis pour la faire découvrir la remarquable biographie de H.F Peters, Ma sœur, mon épouse (Gallimard, 1967), mais aussi les lettres qu’elle échangea avec la fille de Freud au sujet du père, en général, et de l’ogre-père que fut Freud en particulier. 

Chers lecteurs, merci pour votre fidélité. La semaine prochaine, l’Invitation en voyage se poursuit en Afrique du Sud, autre grand pays de littérature. Bonne lecture et bonne semaine.

Texte : Aline Apostolska
Photos : Serge Marcoux